Interrogatio Johannis (ou la Cène secrète de Jean)
Ce texte est antérieur au Catharisme latin et ne constitue donc pas, à proprement parler, un texte cathare. C’est donc un apocryphe mais, comme il fut très utilisé par les Cathares, dits mitigés, de Bulgarie et d’Italie, il mérite d’être étudié ici.
Il semble qu’il était en possession de l’évêque patarin Nazaire. Son origine semble se perdre dans la nuit des temps chrétiens mais sa version latine date du XIIIe siècle. Il s’agit d’un faux évangile racontant une discussion entre Jean et Jésus au cours d’une Cène se déroulant dans les cieux et dont la version terrestre, racontée dans les évangiles, serait une représentation temporelle.
Le présent document est une traduction de René Nelli publié dans le recueil « Écritures cathares » publié par les éditions du Rocher dans une édition actualisée et augmentée par Anne Brenon en 1995. Pour respecter le droit des auteurs je ne vous livrerai ni la préface, ni les notices que vous trouverez dans le livre. J’espère qu’en ne publiant que la traduction je ne causerai aucun tort à personne et je permettrai à tous d’accéder à cet ouvrage essentiel à la compréhension de la doctrine cathare.
Version de Vienne – 2
4. Alors il mit son trône sur le firmament et il donna ses instructions à l’ange qui avait commandement sur l’air et à celui qui avait commandement sur l’eau : ils élevèrent deux parts des eaux dans l’air, de bas en haut, et de la troisième partie ils firent les vastes mers. Et ainsi il y eut séparation des eaux, selon l’ordre du Père invisible. Et il dit encore à l’ange qui était sur les eaux : « Tiens-toi au-dessus des deux poissons ! » Et celui-ci souleva la terre[1] avec sa tête, et la terre apparut aride (sèche) et elle fut… (lacune)… Quand il eut reçu la couronne de l’ange qui gouvernait l’air, d’une moitié il fit son trône, et de l’autre, la lumière du soleil. Prenant aussi la couronne de l’ange qui commandait aux eaux, d’une moitié il fit la lumière de la lune, et de l’autre, la lumière du jour. Et avec les pierres précieuses il fit le feu ; avec ce feu il fit toute sa milice et les étoiles[2]; et avec celles-ci : les anges spirituels[3], (pour être) ses ministres. Selon le plan[4] du très haut Ordonnateur, il fit aussi les tonnerres et les pluies, la grêle et la neige, et il envoya les anges, ses ministres, pour les gouverner. Et il ordonna à la terre de faire sortir de son sein tout être vivant, les animaux, les arbres et les herbes. À la mer, il ordonna de produire les poissons, et à l’air[5] les oiseaux[6] du ciel.
Mon analyse :
Nous sommes typiquement dans une compréhension monarchienne (mitigée) de la création maligne. On voit le démiurge organiser la matière créée par Dieu à sa convenance et selon ce que Dieu lui aurait permis. Cela n’est pas acceptable du point de vue dyarchien (absolu) car cela ferait de Dieu un complice du démiurge.
5. Et il eut dessein de faire un homme qui fût à son service. Il prit du limon de la terre et le créa à sa ressemblance. Puis, il commanda à l’ange du second ciel d’entrer dans ce corps de boue. Il en prit, ensuite, une partie dont il forma un autre corps en forme de femme ; et dans ce corps de femme il fit entrer l’ange du premier ciel[7]. Les anges pleurèrent beaucoup en voyant qu’ils étaient revêtus d’une enveloppe mortelle et qu’ils existaient (maintenant) sous des formes différentes. Et Satan leur enjoignait de faire l’œuvre de chair dans ces corps de boue, mais ils ne savaient pas faire le péché. Alors le créateur (initiator) du péché procéda de la sorte, en employant toute sa ruse : il planta un paradis[8], à l’intérieur duquel il mit les hommes, et il leur défendit de manger (des fruits qui y étaient[9]). Le Diable entra dans le Paradis, planta un roseau au milieu, puis d’un peu de salive il créa un serpent, auquel il ordonna de se tenir dans le roseau. Ainsi le Diable dissimulait son astuce et sa fourberie pour qu’ils ne vissent point qu’il les trompait. Et il s’approchait d’eux et leur disait : « Mangez de tous les fruits qui sont dans le Paradis, mais ne mangez pas du fruit (de l’arbre) du Bien et du Mal[10]. » Ensuite, le Diable mauvais, entrant dans le mauvais serpent, séduisait l’ange qui était en forme de femme et versa sur sa tête la concupiscence du péché. Et la concupiscence d’Ève était comme une fournaise ardente. Et aussitôt, le Diable sortit du roseau sous l’apparence du serpent et accomplit sa concupiscence avec Ève en se servant de la queue du serpent. C’est pourquoi (les hommes) ne sont pas appelés fils de Dieu, mais fils du Diable et fils du serpent, puisqu’ils font les volontés diaboliques de leur père (et les feront) jusqu’à la fin des siècles.
Mon analyse :
On trouve ici la correspondance avec la création de l’homme selon la Genèse. Au lieu du souffle, cependant, c’est l’emprisonnement d’anges qui provoque l’infusion de l’esprit. On voit que homme et femme sont tous deux dotés d’un esprit individuel, contrairement à la Genèse où seul Adam bénéficie du souffle divin. Par contre, l’infériorité féminine est marquée par la puissance de l’ange qui l’habite. La reproduction sexuée — considérée comme un péché — marque l’appartenance de l’homme au Mal comme le suggère la dernière phrase qui reprend le verset 8, 44 de l’Évangile selon Jean.
6. Ensuite, moi Jean, j’interrogeai encore le Seigneur en ces termes :
« Pourquoi les hommes disent-ils qu’Adam et Ève furent formés par Dieu et placés par lui dans le Paradis pour garder ses commandements, et qu’après avoir transgressé l’ordre qu’ils avaient reçu du Père, ils furent par lui livrés à la mort ? »
Et le Seigneur me dit : « Écoute, Jean très cher, ce sont les hommes remplis de folie qui prétendent que, par prévarication (contre sa propre loi ?[11]), mon Père a façonné ces corps de boue : en réalité, il n’a créé, par l’Esprit-Saint, que toutes les vertus des cieux. C’est par leur désobéissance, et du fait même de leur déchéance, qu’ils se sont trouvés (nécessairement) en possession de corps de boue, et qu’ils ont été (par conséquent) livrés à la mort. »
Et moi, Jean, j’interrogeai encore le Seigneur, je lui dis : « Seigneur, de quelle manière l’homme prend-il naissance spirituellement dans un corps de chair ? » Et le Seigneur me répondit : « Procédant des esprits tombés du ciel, (les hommes) entrent dans le corps de boue de la femme, et ils reçoivent la chair de la concupiscence de la chair et, en même temps, l’esprit… (lacune)… L’esprit naît de l’esprit et la chair de la chair. Et c’est ainsi que le règne de Sathanas s’accomplit[12] en ce monde. »
Mon analyse :
La responsabilité de l’esprit dans sa chute, qui se répercute à l’homme ici-bas, est un point de convergence entre monarchiens et judéo-chrétiens. Par contre, le traducianisme est spécifiquement monarchien ; les judéo-chrétiens pensant que Dieu crée une âme à chaque fécondation et les dyarchiens considérant que la chute fut globale et que chaque être humain dispose d’un esprit individuel tombé initialement.
7. Je posai encore cette question au Seigneur : « Jusqu’à quand Sathanas régnera-t-il, en ce monde, sur l’essence des hommes ? » Et le Seigneur me répondit : « Mon Père lui a permis de régner sept jours. »
Et de nouveau, moi Jean, j’interrogeai le Seigneur : « Quel sera ce siècle (cette durée de sept siècles) ? » Et il me dit : « Du moment que le Diable fut déchu de la gloire du Père et qu’il voulut avoir la sienne propre, il mit son trône sur les nuées et envoya (les anges), ses ministres — le feu brûlant (?)[13] — en bas, auprès des hommes, depuis Adam jusqu’à son serviteur Énoch. Et il envoya (Énoch) son serviteur, le ravit (en extase) au-dessus du firmament et lui découvrit sa divinité. Puis, il lui fit donner une plume et de l’encre. Énoch[14] s’assit et écrivit soixante-seize livres (sous sa dictée), Et le Diable ordonna que ces livres fussent apportés sur la terre. Énoch redescendit alors sur la terre, confia les livres à ses fils, et leur enseigna aussi la façon de célébrer des sacrifices. Ils firent si bien qu’ils fermèrent aux hommes le royaume des cieux[15]. Et le Diable leur disait : “ Voyez que je suis votre Dieu et qu’il n’y a pas d’autre dieu que moi. ”
« C’est alors que mon Père m’envoya en ce monde pour que je manifeste son nom devant les hommes et que je leur enseigne à distinguer le vrai Dieu du démon plein de malice. Mais, ayant appris que je descendais en ce bas monde, Sathanas envoya son ange, (lequel) prit trois bois et les donna à Moïse, le prophète, pour que je sois crucifié sur eux. Ces bois[16] ont été conservés pour moi jusqu’à aujourd’hui. Et lui-même (le Diable) révéla à Moïse sa divinité. Il lui ordonna de donner sa loi aux fils d’Israël, et ainsi[17] Moïse les fit passer, à sec, au milieu de la mer (Rouge).
Mon analyse :
On voit que le démiurge a trompé les hommes, à travers Énoch, afin de se faire reconnaître comme Dieu. La vision monarchienne fait de toute la lignée juive la complice des desseins du diable. On retrouve là les ferments de l’antisémitisme qui poussera les judéo-chrétiens aux pires extrémités. Si les monarchiens avaient survécu au Moyen Âge, on peut craindre qu’ils auraient pu suivre la même pente.
[1] Ms. : tertiam. Corr. : terram.
[2] Ms. : omnem militiam et stellas. Vers. de Carcassonne : omnes militias stellarum.
[3] Ms. : angelos spiritus.
[4] Ms. : secundum formam Ordinatoris altissimi.
[5] Il faut ajouter : et aeri.
[6] Glose marginale : « Les oiseaux et les poissons n’ont pas d’esprit, ni les bêtes : ils n’ont pas l’esprit de l’homme (c’est-à-dire un esprit tel que celui de l’homme). Les oiseaux et les poissons reçoivent tout ce qu’ils ont, de l’air et de l’eau ; les bêtes le reçoivent de la terre et de l’eau. » La Cène secrète et son commentateur expliquent la création des animaux d’une façon toute matérialiste.
[7] Dans la Version de Carcassonne, l’homme est un ange du troisième ciel ; la femme, un ange du second ciel.
[8] Glose marginale (texte incorrect et lacunes) : « Il planta un “ Paradis ”, c’est-à-dire : un verger composé de vingt espèces d’arbres donnant les fruits suivants : noix, pommes, pêches, figues, etc. Il entoura… de feu ce jardin avec toutes les choses paradisiaques qu’il contenait, il y mit Adam et Ève. Ce Paradis subsiste encore aujourd’hui, et il trompe toujours les hommes qui croient que c’est un lieu bon, plein de bonnes choses, alors qu’il est mauvais. La mort, à l’intérieur du Paradis, ne fut pas la conséquence de leur désobéissance à un ordre reçu. C’est le Diable qui, en secret, communiqua sa saveur (saporem : la bonne saveur du péché ?)… à (ces fruits), afin de pouvoir tromper les hommes. Même s’il se fût abstenu de manger (du fruit défendu), Adam n’aurait pas échappé à la mort. C’est le Diable qui fit tout cela pour abuser les hommes. »
[9] Ms. : ne comederent ex eo.
[10] Ms. : aequitatis et iniquitatis.
[11] Homines dicunt in praevaricatione ou : Deus fecit lutea corpora in praevaricatione ?
[12] Finitur : Le règne de Satan se « définit » également par cette génération ex traduce.
[13] Ms. : ministros suos ignem urentem. Version de Carcassonne : angelos ignis urentes.
[14] Dans les deux versions de la Cène secrète, Enoch est le serviteur (minister) du Démon.
[15] Clauserunt regnum coelorum ante homines.
[16] Glose marginale : « Ces bois furent aussi ceux avec lesquels Moïse divisa la mer (Rouge). Et lorsque les enfants d’Israël vinrent aux Eaux amères, qui faisaient mourir ceux qui y goûtaient, il y eut alors un ange qui dit à Moïse : « Prends ces rameaux, joins-les ensemble et plante-les près de l’eau (ms. dicens : « en disant ». Il faut supprimer ce mot répété par erreur). Ces bois, dit encore l’ange, seront le salut du monde, la défense du monde et le pardon pour les pécheurs de ce monde… (lacune) (sera sauvé) celui qui aura confessé sa foi en la vierge Marie… parce qu’elle signifie la promesse de la sainte Trinité… (traduction hypothétique). Quiconque aura cru en la foi de la Sainte Trinité sera sauvé ; comme les fils d’Israël se sont trouvés sains et saufs après avoir bu de cette eau, adoucie par les arbres que Moïse y avait plantés. »
Cette glose s’inspire d’un récit de l’Exode : « Ils arrivèrent à Mara, et ils ne pouvaient boire des eaux de Mara, parce qu’elles étaient amères… Mais Moïse cria au Seigneur, lequel lui montra un certain bois qu’il jeta dans les eaux ; et les eaux d’amères qu’elles étaient devinrent douces » (Exode, III, 23-25). Le commentateur, dualiste mitigé, semble admettre que l’ange est un bon ange (à vrai dire, il ne précise pas sa nature), et que Moïse n’est pas le ministre du Démon. Le passage correspondant de la Cène nous paraît sensiblement plus « hérétique ».
[17] ita, ainsi : par inspiration démoniaque ?