Interrogatio Johannis (ou la Cène secrète de Jean)
Ce texte est antérieur au Catharisme latin et ne constitue donc pas, à proprement parler, un texte cathare. C’est donc un apocryphe mais, comme il fut très utilisé par les Cathares, dits mitigés, de Bulgarie et d’Italie, il mérite d’être étudié ici.
Il semble qu’il était en possession de l’évêque patarin Nazaire. Son origine semble se perdre dans la nuit des temps chrétiens mais sa version latine date du XIIIe siècle. Il s’agit d’un faux évangile racontant une discussion entre Jean et Jésus au cours d’une Cène se déroulant dans les cieux et dont la version terrestre, racontée dans les évangiles, serait une représentation temporelle.
Le présent document est une traduction de René Nelli publié dans le recueil « Écritures cathares » publié par les éditions du Rocher dans une édition actualisée et augmentée par Anne Brenon en 1995. Pour respecter le droit des auteurs je ne vous livrerai ni la préface, ni les notices que vous trouverez dans le livre. J’espère qu’en ne publiant que la traduction je ne causerai aucun tort à personne et je permettrai à tous d’accéder à cet ouvrage essentiel à la compréhension de la doctrine cathare.
VERSION DE VIENNE[1] – 1
Questions posées par Jean, apôtre et évangéliste (à Notre-Seigneur Jésus-Christ), dans la Cène secrète du royaume des cieux[2], au sujet de l’organisation du monde, du Prince (de ce monde) et d’Adam.
Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, ainsi soit-il. Questions posées par Jean, apôtre et évangéliste (à Notre-Seigneur Jésus-Christ) dans la Cène secrète du royaume des cieux, au sujet de l’organisation du monde, du Prince de ce monde et d’Adam.
1. Moi, Jean, qui ai part à la tribulation pour avoir part aussi au royaume des cieux, alors que je reposais, pendant la Cène, sur la poitrine de Jésus-Christ Notre-Seigneur, je lui dis : « Seigneur, quel est celui qui te trahira ? » Et le Seigneur me répondit : « Celui qui aura mis la main (avec moi) au plat : alors Sathanas entrera en lui, et il me livrera. »
Mon analyse :
L’entrée en matière ne laisse aucun doute, c’est bien le disciple qui parle et qui nous dit quand a eu lieu cet échange.
2. Et je lui dis : « Seigneur, avant que Sathanas ne fût tombé, en quelle gloire se trouvait-il auprès du Père ?» Et il me répondit : « Il était parmi les vertus des cieux, près du trône du Père invisible, et il était l’ordonnateur de toutes choses. Quant à moi, je siégeais auprès de mon Père. Il régissait, lui (Sathanas), les vertus des cieux et tous ceux qui obéissent au Père. Sa puissance descendait des cieux jusqu’aux enfers et remontait jusqu’au trône du Père invisible, et il était le gardien de ces gloires qui étaient au-dessus de tous les cieux. »
Mais il médita dans son esprit et voulut placer son trône sur les nuées et être semblable au Très-Haut. Et comme il était descendu dans l’air[3], il trouva l’ange qui siégeait au-dessus de l’air, et il lui dit : « Ouvre-moi les portes de l’air. » Et l’ange les lui ouvrit. Descendant plus bas, il trouva l’ange qui retenait les eaux et il lui dit : « Ouvre-moi les portes des eaux. » Et l’ange les lui ouvrit. Descendant encore, il trouva toute la terre recouverte par les eaux ; et, allant par-dessous, il découvrit les deux poissons[4], étendus au-dessus des eaux et liés l’un à l’autre, qui, sur l’ordre du Père invisible, soutenaient toute la terre. Descendant toujours plus bas, il se trouva en présence des grands nuages qui contiennent le débordement de la mer ; et enfin il descendit jusqu’à son enfer qui est la géhenne[5] du feu. Mais alors il ne put pas descendre plus bas à cause de la flamme de feu qui le brûlait.
Alors Sathanas revint en arrière et, ayant rempli son cœur de malice, il remonta vers l’ange qui commandait à l’air, et vers celui qui commandait aux eaux, et il leur dit : « Tout cela m’appartient : si vous m’écoutez, je placerai mon trône sur les nuées et je serai semblable au Très-Haut. Je soulèverai les eaux au-dessus du firmament et je rassemblerai tout le reste des eaux dans de vastes mers ; après quoi il n’y aura plus d’eau sur toute la surface de la terre, et je régnerai avec vous jusqu’à la fin des siècles. » U parla ainsi aux anges. Et il montait vers les cieux, corrompant les anges du Père invisible jusque dans le troisième ciel. À chacun d’eux il disait : « Combien dois-tu à ton maître ?» Le premier lui répondit : « Cent mesures d’huile. » « Reprends ton obligation, lui dit-il, assieds-toi et écris : cinquante. » Aux autres il disait de même : « Toi, combien dois-tu à ton maître ? » « Cent mesures de blé », lui répondit (l’un d’eux). « Reprends ton obligation, lui dit-il, et fais-en vite une nouvelle de quatre-vingts. » Et il montait vers les autres cieux, tenant de tels propos aux anges ; et il parvint jusqu’au quatrième ciel, séduisant les anges du Père invisible.
Mon analyse :
Satan se comporte comme nous l’avons déjà vu. Ici, il nous est précisé que son action délétère toucha les quatre premiers cieux. Nous serions donc des anges des ces quatre premiers niveaux. Cela sous-entend qu’il y aurait donc eu des anges non touchés par Satan.
3. Mais une voix sortit du Trône du Père, disant : « Que
fais-tu, toi que Dieu a rejeté et qui séduis les anges du Père ?
Auteur du péché, fais vite ce que tu as médité de faire. » Alors
le Père donna cet ordre à ses anges : « Enlevez leurs tuniques,
leurs trônes et leurs couronnes à tous les anges qui lui obéissent ! » Et ils enlevèrent leurs vêtements, leurs trônes et leurs
couronnes à tous les anges qui avaient obéi à Sathanas.
À nouveau, moi, Jean, j’interrogeai le Seigneur : « Quand Sathanas fut tombé, en quel lieu eut-il son habitation ?» Et il me répondit : « Mon Père en décida ainsi : il dut se transformer en raison de son arrogance même. La lumière de sa gloire lui fut ôtée et sa face fut tout entière comme le fer rougissant[6] sous l’action du feu, et son visage[7] eut l’apparence de celui d’un homme… (lacune)… et il eut sept queues[8] avec lesquelles il entraîna la troisième partie des anges de Dieu ; et il fut chassé du trône de Dieu et du domaine céleste. Et, descendant du ciel dans le firmament, ils ne purent trouver, ni lui ni ceux[9] qui étaient avec lui, un lieu où se reposer, et il invoqua le Père et lui dit : « J’ai péché : sois patient à mon égard et je te rendrai tout. » Le Père eut pitié de lui et lui donna loisir de faire ce qu’il voudrait jusqu’au septième jour.
Mon analyse :
Là aussi l’analyse montre des incohérences. Les anges trompés sont punis et une part d’eux est précipitée avec Satan et avec l’accord de Dieu. En outre, Dieu est pris de pitié, comme si ce n’était pas son état permanent et naturel.
[1] Traduction de René Nelli. Nous soulignons tous les passages de la Version de Vienne qui différent notablement du texte correspondant de la Version de Carcassonne.
[2] La Cène mystique a lieu à la fois sur terre et dans le royaume des cieux.
[3] L’air, distinct du Firmament ; cf. : Vision d’Isaïe, ch. v, notes 55 et 56 (édition : É. Tisserant).
[4] Glose marginale : « Ce sont vraiment des poissons, et non autre chose. Ils signifient l’Évangile et l’Épître qui soutiennent l’Église, comme les poissons soutiennent la terre. Laquelle Église repose sur les sept colonnes, à savoir (id est) : les sept candélabres. »
[5] Glose marginale : « La Vallée de Josaphat, l’Oseph, l’atto (abîme), l’enfer, le Tartare et le Principe (generatio) du feu, sont une seule et même chose, nommée de différentes façons dans les diverses langues. Ce n’est pas un esprit, ni quelque chose de vivant : c’est un lieu, comme Bosna, la Lombardie ou la Toscane. »
[6] Glose marginale ; lacune et texte corrompu : « …en quelque mauvaise action, par le Seigneur, et son visage change de couleur. »
[7] Glose marginale : « Son visage devint comme celui d’un homme qui a perdu la lumière qu’il avait ; et il fut fait ténébreux à cause du mal qu’il avait prémédité. »
[8] Glose marginale : « Ces sept queues sont les sept péchés ou vices grâce auxquels il séduit maintenant encore les hommes : le mensonge, l’adultère, l’avarice (rapacitas), le vol, le blasphème, la haine (invidia), la discorde (dissensio). »
[9] Ms. : his. Corr. : hi.