Étude de Paul par Marcion – P.-L. Couchoud


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Comparaison entre l’Apostolicon de Marcion et les Lettres de Paul canoniques par J.-L. Couchoud[1]

Ce travail comparatif permet de faire le lien entre la pensée de Paul et les interpolations judéo-chrétiennes visant à le rendre acceptable dans la canon catholique qui ne pouvait faire l’impasse sur son travail.

Je citerai quatre cas qui me semblent décisifs.

Rom. I, 17. Voici ce qu’on lit dans l’Apostolicon (il est question de l’homme, quel qu’il soit, qui a la foi) :

[11] Une justice de Dieu en lui se révèle,
de foi en foi (à mesure que sa foi augmente),
car se révèle une colère (venant) du ciel
contre l’impiété injuste d’hommes
qui par injustice tiennent captive la Vérité,
mais nous savons que le jugement de Dieu
est d’après la Vérité.

Ce morceau est bien lié. On y reconnait les jeux de mots si caractéristiques du style paulinien : ὰποκαλύτεται deux fois ; έκ πίστεως εἰς πίοτιν ; δικαιοσύνη, άδικίαν, άδικία, αλήθειαν deux fois. Le sens est plein. Celui qui a la foi est acquitté par Dieu car (γάρ) la colère céleste frappe ceux qui tiennent captive la Vérité, mais (δέ) le jugement divin est conforme à la Vérité. La répétition du mot αλήθειαν est le pivot du raisonnement. À ceux qui entravent la Vérité, la colère céleste. À ceux qui croient à la Vérité (c’est-à-dire au mystère prêché par Paul) l’acquittement, puisque Dieu juge d’après cette Vérité.

L’édition longue ajoute à la seconde ligne une citation d’Habacuc (H, 4) : selon qu’il est écrit : Or le juste par la foi vivra ; à la troisième ligne elle met de Dieu après colère ; à la quatrième toute impiété au lieu de l’impiété. Ces différences ne permettent pas de déceler l’original. Mais entre la cinquième ligne et la sixième ligne elle intercale tout un demi-chapitre (I, 18-II,I ) précédé de parce que (διότι).
C’est un développement de rhétorique sur l’idolâtrie. (Les païens connaissent Dieu, mais ils ont honoré la créature à la place du Créateur. Aussi Dieu les a livrés à la pédérastie, au saphisme, à tous les vices. Ce hors-d’œuvre assez plat n’a pas d’accent spécialement paulinien. C’est un lieu commun de diatribe stoïcienne accommodée à la juive. Il traîne dans la Sagesse, Philon, Josèphe, les Oracles sibyllins et les apologistes chrétiens comme Athénagore et le pseudo-Méliton[2]. Intermède de banalités dans une strophe de haut vol.

Il est invraisemblable que Marcion, s’il a eu sous les yeux les deux pages bigarrées que nous lisons ait pu, avec son éponge et son grattoir, en tirer sept lignes fortes et nues, bien liées et bien sonnantes. Il est clair que c’est l’éditeur catholique, au contraire, qui a mis un béquet au texte pour y faire entrer un morceau passe-partout, Il a fait, semble-t-il, un contre-sens sur κατεχόντων. À ce mot qui signifie ici tenir captive il a attribué le sens plus usuel de posséder. Il a voulu expliquer comment on peut dire que les hommes injustes possèdent la Vérité. C’est qu’ils connaissent Dieu, mais lui refusent leurs hommages. Tout le pieux cliché a suivi.

Il faut donc laisser (Paul n’y perdra rien) la seconde moitié du chapitre I de Romains à l’éditeur catholique. Il s’ensuit que le même éditeur a fourni la citation d’Habacuc ajouté de Dieu à colère (précision anti-marcionite) et substitué à l’impiété qui est un état, toute impiété qui est une succession de fautes.

Rom. 111, 21. L’Apostolicon donne ces quatre lignes serrées :

Jadis Loi, aujourd’hui justice de Dieu,
par foi au Christ :
justifiés donc par foi au Christ,
non par Loi, ayons la paix avec Dieu !

Le dessin est net. Jadis la Loi et l’impossibilité de s’acquitter. Aujourd’hui l’acquittement obtenu par la foi, par conséquent la paix avec Dieu.

Au lieu de ce morceau nerveux, l’édition longue a une dissertation prolixe dont voici la marche (Rom. III, 21-V, I).

Aujourd’hui sans Loi une justice de Dieu a été manifestée,
attestée par la Loi et les Prophètes,
une justice de Dieu par foi au Christ Jésus
pour tous ceux qui croient, car il n’est, pas de différence.
… (Trente-quatre versets sur la foi d’Abraham)…
Justifiés donc par foi,
nous avons la paix avec Dieu…

Il est difficile de ne pas voir que cette version est un remaniement de l’autre. Elle plaide pour la Loi dans un texte qui la condamne. L’opposition franche : « jadis Loi, aujourd’hui justice » est effacée : « indépendamment de Loi χωρίς νόμου ». Puis cette justice de Dieu est dite attestée par la Loi même et les Prophètes. D’où il résulte que la Loi elle-même, en tant que prophétie, n’est pas détruite, mais confirmée[3]. L’incidente: « attestée par… » oblige à une lourde reprise : « une justice de Dieu… » Puis il est longuement et bizarrement allégué que la justice par la foi est fondée sur un passage de la Loi elle-même concernant Abraham (Genèse XV, 6). Après quoi est rejointe la conclusion : « justifiée donc par la foi », d’où sont omis les mots « non par la Loi. »

D’un côté quatre lignes fermes et droites. D’autre côté trois pages tortueuses qui corrigent ces quatre lignes. Il est naturel qu’on soit passé des premières aux secondes. Des secondes aux premières, c’est invraisemblable.

[1] Paul-Louis Couchoud : La première édition de Saint-Paul
[2] Voir les références dans H. Lietzmann, Die Briefe des Apostels Paulus, I Tübingen, 1910, p. 31
[3] A. Loisy, Les livres du Nouveau Testament. Paris, 1922, p. 102.

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