Traité du libre arbitre – 4


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LIVRE DES DEUX PRINCIPES

Le Liber de duobus principiis dont nous disposons est issu d’un seul manuscrit, datant de la fin du 13e siècle, trouvé dans le fonds des Conventi soppressi de la Bibliothèque nationale de Florence. Publié en 1939 par le Père Dondaine, il est considéré comme le seul traité théologico-philosophique cathare connu. Il s’agit de l’assemblage de différentes pièces issues d’un ouvrage dont Rainer Sacconi, polémiste catholique, dit qu’il comportait à l’origine « un gros volume de dix quaternions ». Il ne s’agit donc que d’une partie d’un résumé de l’ouvrage original.
Le présent document est une traduction de René Nelli publié dans le recueil « Écritures cathares » publié par les éditions du Rocher dans une édition actualisée et augmentée par Anne Brenon en 1995. Pour respecter le droit des auteurs je ne vous livrerai ni la préface, ni les notices que vous trouverez dans le livre. J’espère qu’en ne publiant que la traduction je ne causerai aucun tort à personne et je permettrai à tous d’accéder à cet ouvrage essentiel à la compréhension de la doctrine cathare.

Traité du libre arbitre – 4

Qu’il est possible à l’homme de servir Dieu.

Il découle de la conception que nous nous faisons du vrai Dieu qu’il nous est possible de le servir en accomplissant ses œuvres, ou plutôt en réalisant les desseins qu’il désire poursuivre lui-même par notre intermédiaire[1]. C’est ainsi qu’il a pourvu au salut de son peuple par la personne de Notre-Seigneur Jésus-Christ, bien que le Christ n’eût rien fait de bon par lui-même, ni surtout par son « libre arbitre », lui qui a dit : « Je ne puis rien faire de moi-même » (Jean, V, 30), ou encore : « Le Père qui demeure en moi fait lui-même les œuvres que je fais » (Jean, XIV, 10). Nous disons donc que nous servons Dieu, quand nous accomplissons sa volonté, par le secours que nous recevons de lui ; et cela ne signifie nullement que nous ayons le pouvoir de faire, par libre arbitre, quelque chose de bien dont il ne serait point la cause ni le principe : car — Jacques le dit dans son Épître : « Toute grâce excellente, et tout don parfait vient d’en-haut et descend du Père des lumières » (Jac., I, 17) ; et le Christ le dit dans l’Évangile de Jean : « Personne ne peut venir à moi, si mon Père qui m’a envoyé ne l’attire » (Jean, VI, 44). Il dit aussi, parlant de sa propre mission : « Je ne puis rien faire de moi-même ; je juge selon ce que j’entends » (Jean, V, 30), ou encore : « Mon Père qui demeure en moi fait lui-même les œuvres que je fais » (Jean, XIV, 10). Et l’Apôtre s’adresse en ces termes aux Éphésiens : « Car c’est la Grâce qui vous a sauvés par la foi, et cela ne vient pas de vous, puisque c’est le don de Dieu. Cela ne vient pas des œuvres, afin que nul ne se glorifie » (Éph., II, 8-9) ; et il déclare aux Romains : « Cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde » (Rom., IX, 16) ; et aux Philippiens : « J’ai confiance que celui qui a commencé en vous cette bonne œuvre la perfectionnera jusqu’au jour de Notre-Seigneur Jésus-Christ » (Phil, II, 13). Il dit dans la Seconde Épître aux Corinthiens : « C’est par Jésus-Christ que nous avons une si grande confiance en Dieu : non que nous soyons capables de former de nous-mêmes aucune bonne pensée (comme de nous-mêmes), mais c’est Dieu qui nous en rend capables. Et c’est lui aussi qui nous a rendus capables d’être les ministres de la nouvelle alliance, non pas de la lettre, mais de l’esprit : car la lettre tue et l’esprit donne la vie » (II Cor., III, 4, 6). Jean-Baptiste dit lui aussi : « L’homme ne peut rien recevoir, s’il ne lui est donné du ciel » (Jean, III, 27) ; et David : « Si le Seigneur ne bâtit une maison, c’est en vain que travaillent ceux qui la bâtissent. Si le Seigneur ne garde une ville, c’est en vain que veille celui qui la garde » (PS. CXXVI, 1-2) ; et Jérémie : « Seigneur, je sais que la voie de l’homme ne dépend point de l’homme, et que l’homme ne marche point, et ne conduit point ses pas par lui-même » (Jér., X, 23). Nous lisons dans l’Épître de Paul aux Corinthiens : « C’est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis » (Cor., XI, 10) ; et dans les Paraboles de Salomon : « C’est de moi que viennent le conseil et l’équité ; « C’est de moi que viennent la prudence et la force. Les rois règnent par moi, et c’est par moi que les législateurs ordonnent ce qui est juste. Les princes commandent par moi, et c’est par moi que ceux qui sont puissants rendent la justice » (Prov., VIII, 14-16), ou encore : « C’est le Seigneur qui dresse les pas de l’homme ; et quel est l’homme qui puisse comprendre la voie par laquelle il marche ? » (Prov., XX, 24). Le Christ dit dans l’évangile de saint Matthieu : « Mon Père m’a mis toutes choses entre les mains ; et nul ne connaît le Fils que le Père, comme nul ne connaît le Père que le Fils, et celui à qui le Fils l’aura voulu révéler » (Matth., II, 27) ; et dans l’évangile de Jean il dit, parlant de lui-même : « Je suis la Voie, la Vérité et la Vie : personne ne va au Père que par moi » (Jean, XIV, 5). Dans l’évangile de Luc, le Christ dit encore : « Faites effort pour entrer par la porte étroite ; car je vous assure que beaucoup chercheront à entrer et ne le pourront » (Luc, XIII, 24).

Mon analyse :
Le concept du serviteur inutile est ici parfaitement exposé par l’auteur. Nous n’avons pas le pouvoir de faire ce que Dieu ne veut pas que nous fassions. Or, ce qu’il veut il le peut et il le doit. C’est le constat d’évidence lié à sa nature divine et principielle. Donc, si nous faisons quoi que ce soit c’est par lui et dans son dessein. En cela il est logique de dire que nous le servons mais que nous ne lui sommes pas utiles. C’est à comparer avec l’enfant qui aide sa mère à faire un gâteau. Il lui est inutile car sa mère n’a nul besoin de lui pour faire le gâteau. Il ne peut agir seul ou contre sa volonté car, sans sa mère, il ne peut rien faire en ce domaine. Mais, le fait d’accompagner sa mère est ce que sa mère attend de lui et constitue un élément de leur amour réciproque. Cela nous permet également de comprendre la différence énoncée par les Cathares envers les Catholiques, que l’on retrouve déjà dans Paul. C’est la foi qui sauve et non les œuvres. En effet, en l’absence démontrée du libre arbitre, nos œuvres ne sont que la manifestation de la volonté divine ; nous ne pouvons donc pas nous prévaloir. Par contre, ce que nous accomplissons, sous le couvert de la Bienveillance divine, c’est grâce à la foi que nous avons en lui. C’est donc bien cette foi qui nous ouvre la voie du salut.

Qu’il faut éliminer la notion de libre arbitre.

Il ressort assez clairement de ces divers témoignages que nous n’avons pas le pouvoir de servir Dieu par libre arbitre, en faisant quelque Bien dont il aurait à nous savoir gré, comme s’il provenait de notre propre vertu et puissance, c’est-à-dire sans que Dieu fût lui-même la cause et le principe de ce bien. Cela est d’autant plus évident que, comme nous l’avons montré plus haut, nous n’avons absolument pas d’autre force en nous que celle qui nous vient de Dieu. Saint Pierre le dit dans les Actes des Apôtres à propos de la guérison du boiteux : « Israélites, pourquoi vous étonnez-vous de ceci, et pourquoi nous regardez-vous comme si nous avions fait marcher cet homme par notre propre force ou par notre puissance ? » Et il faut préciser ainsi la pensée de Pierre : ce n’est pas nous qui avons fait ce miracle. « C’est le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob » (Act., III, 13).
Il est donc évident que tout ce que l’on trouve de bon dans les créatures de Dieu, vient directement de lui et par lui. C’est lui qui a donné son être au Bien et qui en est la cause, comme nous l’avons établi. Mais le Mal, s’il se rencontre dans le peuple de Dieu, il ne provient pas du vrai Dieu, ni ne se manifeste par lui : ce n’est pas Dieu qui l’a fait exister, car il n’est pas sa cause et ne l’a jamais été. Comme le dit Jésus, fils de Syrach : « Dieu n’a commandé à personne de faire le Mal, et il n’a donné à personne la permission de pécher » (Eccl. XV, 21) — entendez : immédiatement et directement, par lui-même — car jamais le Mal n’aurait pu procéder spontanément de la créature du Dieu bon, considérée comme telle, s’il n’y avait pas eu une cause du Mal[2]. Le Seigneur l’a dit par la bouche d’Ézéchiel : « La verge a fleuri, l’orgueil a poussé ses rejetons. L’iniquité s’est élevée sur la verge de l’impiété, et elle ne viendra point d’eux, ni du peuple, ni de tout le bruit qu’ils ont fait » (Ézéch., VII, 10-11). Veut-on d’autres autorités ? Le Seigneur a dit dans l’évangile de Matthieu : « Le royaume des cieux est semblable à un homme qui avait semé de bon grain dans son champ. Mais pendant que l’on dormait, son ennemi vint semer de l’ivraie parmi le froment et s’en alla » (Matth., XIII, 24-25). Et David : « Ô Dieu, les nations sont entrées dans votre héritage, elles ont souillé votre saint temple ; elles ont réduit Jérusalem à être comme une cabane qui sert à garder les fruits » (PS. LXXVIII, 1). Et le Seigneur lui-même, par la voix du prophète Joël : « Un peuple fort et innombrable vient fondre sur ma terre. Ses dents sont comme les dents d’un lion ; elles sont comme les dents les plus dures d’un fier lionceau. Il a réduit ma vigne en un désert, il a arraché l’écorce de mes figuiers, il les a dépouillés de toutes leurs figues, il les a jetés par terre, et leurs branches sont demeurées toutes sèches toutes nues » (Joël, I, 6-7).
Ainsi, tous ces témoignages nous donnent clairement à entendre que, sans nul doute, l’orgueil, l’iniquité ou l’impiété, l’« ivraie », la « souillure du saint temple de Dieu », la « dévastation » de sa vigne, ne peuvent en aucune façon provenir — proprement et originellement — du Dieu bon, ni de sa création bonne, laquelle dépend de lui, dans toutes ses dispositions. Il s’ensuit donc qu’il existe un autre principe — le principe du Mal — qui est la cause et la source de tout orgueil, de toute iniquité, de toutes les souillures du peuple et, généralement, de tous les maux.
De l’objection que nous font nos adversaires ; à savoir : que Dieu n’a pas voulu créer ses anges parfaits.
Je me propose maintenant d’examiner dans les pages qui suivent la thèse de nos adversaires — déjà exposée plus haut —selon laquelle Dieu n’aurait pas voulu créer ses anges parfaits, c’est-à-dire : doués d’une si grande perfection qu’ils ne pussent que faire toujours le Bien et jamais le Mal — ou toujours le Mal et jamais le Bien — mais, au contraire, les aurait créés de telle sorte qu’ils pussent faire, à leur gré, le Bien ou le Mal.
Je pose donc d’abord que, si l’on soutient que Dieu n’a pas voulu créer ses anges tels qu’ils dussent faire toujours le Bien et jamais le Mal — mais tels, au contraire, qu’ils eussent la faculté de faire, à leur choix, le Bien ou le Mal, il faut préciser qu’ils ne pouvaient exercer cette faculté dans le même temps. Car il est impossible que les anges aient reçu de Dieu une nature leur permettant de faire le Bien et le Mal à la fois, en une seule fois et dans un même temps. Si, en effet, ils avaient eu cette nature, comme renseignent nos adversaires, il en résulterait nécessairement qu’ils auraient pu faire à la fois le Bien et le Mal, non pas : soit le Bien, soit le Mal ; mais très véritablement le Bien et le Mal. Mais il est évident, dès lors, qu’ils n’auraient eu, en aucune façon, le pouvoir de toujours éviter le mal, et cela, à cause de la nature même que le Seigneur leur aurait donnée. Et dans ce cas, c’est Dieu qui serait la cause et le principe de ce Mal. Ce qu’il est impossible d’admettre et vain de soutenir.
Mais peut-être, à ce moment, nos adversaires — parlant d’abord posément, puis, se mettant à crier[3] — clameraient-ils leur indignation en ces termes : « Il n’y a aucune impossibilité à ce que les anges en question aient pu faire toujours le Bien ou toujours le Mal, s’ils l’avaient voulu, puisqu’ils avaient reçu de Dieu le libre arbitre, c’est-à-dire, précisément, la libre puissance ou faculté de faire, à leur choix, le Bien ou le Mal. » Et ils affirmeraient, par cela même, que leur Dieu n’est pas la cause principale de ce mal, puisque, si les anges ont péché, c’est par l’effet du libre arbitre qui leur a été concédé, et, par conséquent, de leur plein gré.

Mon analyse :
L’auteur remarque justement que, si les anges font le Bien sous la protection et avec le concours de Dieu qui est principe du Bien, il convient de chercher une cause et une origine au Mal. Il reprend alors l’hypothèse d’anges qui auraient péché par libre arbitre et remarque que pour réussir cela il faudrait que Dieu les eussent créés capables d’agir aussi bien en Bien qu’en Mal. Cela ferait de Dieu le principe du Mal. Donc, cela revient à dire que les anges, créés par Dieu pour faire le Bien auraient trouvé le moyen de faire aussi le Mal qui n’est pas créé par Dieu. Donc, il faut comprendre ce qui est à l’origine du Mal.

[1]. Tout ce passage se ressent nettement de la pensée de saint Paul. Pour agir dans le monde du Mélange, où les hommes subissent nécessairement la loi de Satan, Dieu a besoin de l’homme, non point, certes, de son « libre arbitre » (qui n’existe pas), mais de sa liberté. Cette liberté, l’homme ne la recouvre que lorsque Dieu lui a fait la grâce de l’éclairer et de le transformer (par une sorte de ré-création). Si donc Dieu a besoin de sauver les hommes pour combattre par eux le Démon, ceux-ci ne peuvent servir Dieu volontairement que lorsqu’ils sont déjà sauvés.
[2]. Sans le Dieu bon, nul ne ferait le Bien ; mais sans le Diable nul n’aurait « inventé » le Mal.
[3]. Dicentes ante et retro vociferantes (?).

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