Traité du libre arbitre – 3


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LIVRE DES DEUX PRINCIPES

Le Liber de duobus principiis dont nous disposons est issu d’un seul manuscrit, datant de la fin du 13e siècle, trouvé dans le fonds des Conventi soppressi de la Bibliothèque nationale de Florence. Publié en 1939 par le Père Dondaine, il est considéré comme le seul traité théologico-philosophique cathare connu. Il s’agit de l’assemblage de différentes pièces issues d’un ouvrage dont Rainer Sacconi, polémiste catholique, dit qu’il comportait à l’origine « un gros volume de dix quaternions ». Il ne s’agit donc que d’une partie d’un résumé de l’ouvrage original.
Le présent document est une traduction de René Nelli publié dans le recueil « Écritures cathares » publié par les éditions du Rocher dans une édition actualisée et augmentée par Anne Brenon en 1995. Pour respecter le droit des auteurs je ne vous livrerai ni la préface, ni les notices que vous trouverez dans le livre. J’espère qu’en ne publiant que la traduction je ne causerai aucun tort à personne et je permettrai à tous d’accéder à cet ouvrage essentiel à la compréhension de la doctrine cathare.

Traité du libre arbitre – 3

Réfutation de la thèse adverse.

J’ai dessein de revenir — pour mieux la réfuter — sur cette dernière objection de nos adversaires, à savoir que : « Si Dieu avait créé ses anges, originellement, d’une perfection telle qu’ils ne fussent point libres de pécher et de faire le mal. Dieu n’aurait pu leur savoir gré de leur obéissance, puisqu’ils n’auraient agi que par nécessité. » II me paraît, à la réflexion, que leur argument tourne à l’avantage de ma thèse. Si Dieu, en effet, doit de la reconnaissance à un être pour un service que celui-ci lui rend, il s’ensuit nécessairement, à ce qu’il me semble, qu’il y a quelque chose qui manque à Dieu et se dérobe à sa volonté, puisqu’il veut et demande que soit accompli ce qui n’existe pas encore, et qu’il désire avoir ce qu’il n’a pas. Et c’est par là précisément qu’il me paraît que nous pouvons servir Dieu : en accomplissant ce qui résiste à sa volonté ou en lui fournissant ce dont il a besoin et qu’il désire avoir, soit pour lui, soit pour les autres, comme le suggère de façon évidente l’autorité évangélique déjà citée : « J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire… » et cet autre passage : « Toutes les fois que vous avez fait cela pour un des plus petits de mes frères (que voilà), c’est à moi-même que vous l’avez fait » (Matth., XXV, 40) ; et les paroles de Jésus-Christ à Jérusalem « Combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants comme une poule rassemble ses petits sous ses ailes, et tu ne l’as point voulu ! » (Matth., XXIII, 37) et celles que le Seigneur adresse à Samarie par la bouche d’Ézéchiel : « Votre impureté est exécrable, parce que j’ai voulu vous purifier ; et que vous n’avez point quitté vos ordures » (Ézéch., XXIV, 13). De tous ces textes il paraît résulter avec évidence que la volonté de Dieu — et celle de son fils Jésus-Christ — n’était pas, pour lors, entièrement accomplie : ce qui serait impossible s’il n’y avait qu’un seul principe principiel bon, saint, juste et parfait.
Et c’est la raison pour laquelle il est en notre pouvoir de servir Dieu et le Christ, quand nous accomplissons leur volonté avec l’aide du vrai Père[1] c’est-à-dire quand nous écartons la faim et les autres maux des créatures du Dieu bon.
Ainsi le Seigneur pourra nous savoir gré d’avoir accompli ce que lui-même veut, et désire voir s’accomplir. Ceci me paraît un argument de beaucoup de poids, pour ma thèse : que ni Dieu ni l’homme ne puissent désirer ou vouloir quelque chose, sinon parce qu’ils sont d’abord en situation d’avoir à subir ce dont ils ne voulaient pas, et qui leur est à charge, soit pour eux-mêmes, soit pour les autres[2] ; et c’est, au contraire, un argument qui affaiblit extrêmement la thèse de ceux qui prétendent qu’il n’existe qu’un seul principe principiel, parfait et à l’abri de tout dommage, que ce principe unique puisse avoir à supporter ce qu’il ne veut pas supporter, et qu’il se trouve quelque chose au monde capable de le grever et de l’affliger, lui ou les siens. Cela ne serait possible que s’il était divisé contre lui-même, et capable de nuire à ses créatures et à lui-même, c’est-à-dire de faire, de son plein gré, sans qu’aucune réalité étrangère l’y contraigne, ce qui par la suite, dans le futur, serait préjudiciable à lui et aux siens, et leur apporterait affliction et douleur. Ce Dieu qui, selon nos adversaires, a créé l’homme et la femme et tous les êtres animés, se montre bien tel dans la Genèse où nous lisons : « Étant touché de douleur jusqu’au fond du cœur, il dit : j’exterminerai de dessus la terre l’homme que j’ai créé ; j’exterminerai tout, depuis l’homme jusqu’aux animaux, depuis tout ce qui rampe sur la terre jusqu’aux oiseaux du ciel, car je me repens de les avoir faits » (Gen., VI, 6-7). S’il n’y avait qu’un seul principe principiel, saint et parfait, jamais le vrai Dieu, librement et par lui-même, n’eût agi de la sorte. Sans doute, on peut interpréter cette autorité comme si elle signifiait : « II y a un autre principe, celui du Mal, qui afflige mon cœur par son action maligne contre mes créatures. Maintenant, il m’oblige à les faire disparaître de la surface de la terre, à cause de leurs péchés. Et c’est ce mauvais principe qui me fait regretter de les avoir créés, c’est-à-dire : me fait pâtir pour elles[3]. » Mais selon la théorie du principe unique, on ne peut la comprendre que de la façon suivante : « Je me repens d’avoir créé ces êtres, c’est-à-dire j’aurai à subir dans l’avenir, en moi-même et comme une punition, la douleur de les avoir librement créés. » Et il faut, dès lors, tenir pour évident — selon la théorie même de ceux qui croient en un principe unique — que Dieu et son fils Jésus-Christ — qui ne sont, d’après eux, qu’une seule et même Unité — se sont infligé à eux-mêmes, tristesse, douleur et affliction, et ont à supporter la peine d’une faute qu’ils ont commise eux-mêmes sans y avoir été contraints par quelque volonté étrangère à la leur. On ne saurait sans impiété avoir cette opinion du vrai Dieu.

Mon analyse :
L’auteur touche ici un point essentiel. Les Cathares l’avaient parfaitement compris, eux qui mettaient en avant cette notion essentielle du serviteur inutile. En effet, imaginer que Dieu espère notre bon comportement revient à dire qu’il est incomplet et que sa satisfaction ne peut être complète que si nous lui apportons quelque chose, en l’occurrence notre amour et notre respect d’une loi, qui donc lui fait défaut. Or, comment Dieu pourrait-il être Dieu s’il était incomplet ? C’est tout à fait contradictoire. Par contre, effectivement, le Dieu de la Genèse est dans cette situation et en ressent de l’affliction. C’est donc qu’il n’est pas Dieu.

De l’origine du Mal ou Du mauvais principe.

C’est pourquoi nous devons nécessairement reconnaître qu’il existe un autre principe, le principe du Mal, qui œuvre très malignement contre le vrai Dieu ; que ce principe paraît animer Dieu contre sa créature, et la créature contre son Dieu ; et qu’il pousse Dieu à vouloir et désirer ce que, de lui-même, il ne voudrait nullement. D’où il résulte que, sous cette impulsion de l’Ennemi malin, le vrai Dieu veut et souffre, se repent, sert ses propres créatures et peut être aidé par elles[4]. Cela explique que le Seigneur dise à son peuple par la bouche d’Isaïe : « Vous m’avez rendu comme esclave par vos péchés, et vos iniquités m’ont fait une peine (insupportable) » (Is., XLIII, 24), ou encore : « Je suis las de les souffrir » (Is., I, 14).
Que Malachie déclare : « Vous avez fait souffrir le Seigneur par vos discours » (Malach., II, 17) ; et David : « II fut touché selon la grandeur de sa miséricorde » (PS. CV, 45) ; et l’Apôtre, dans la première épître aux Corinthiens : « Nous travaillons sous les ordres de Dieu » (I Cor., III, 9). De l’action que le mauvais principe exerce sur Dieu, le Seigneur dit lui-même dans le livre de Job, s’adressant à Satan : « Tu m’as porté à m’élever contre lui, pour que je l’afflige sans qu’il l’ait mérité » (Job, II, 3). Et par la bouche d’Ézéchiel : « Et lorsqu’elles ont surpris les âmes de mon peuple, (les fausses prophétesses) les assurent que leurs âmes sont pleines de vie ! Elles ont détruit la vérité de ma parole dans l’esprit de mon peuple pour une poignée d’orge et pour un morceau de pain, en tuant les âmes qui n’étaient point vivantes » (Ézéch., XIII, 18-19) ; et par la bouche d’Isaïe, se plaignant de son peuple : « …Parce que j’ai appelé, et vous n’avez point répondu ; j’ai parlé, et vous n’avez point entendu ; vous avez fait le mal devant mes yeux, et vous avez voulu tout ce que je ne voulais point » (As., LXV, 12).
On voit clairement par là que la possibilité offerte à l’homme de servir Dieu constitue un excellent argument en faveur de ma thèse. Car s’il n’y avait qu’un principe principiel saint, juste et bon, comme l’est, nous l’avons montré plus haut, le Seigneur vrai Dieu, il ne s’infligerait point lui-même tristesse, affliction et douleur, il ne subirait pas lui-même le châtiment de ses propres actions ; il ne souffrirait pas, ne se repentirait pas, n’aurait pas besoin d’être aidé, ne serait point asservi dans les péchés d’autrui ; ne désirerait rien, et n’aurait pas besoin de vouloir hâter ce qui est trop lent à se réaliser : rien ne pourrait faire obstacle à sa volonté ; il ne pourrait être mû ni contraint par personne. Rien n’existerait qui pût le grever. Mais tout lui obéirait par une nécessité absolue, étant donné surtout, que c’est par lui, en lui et pour lui, que toutes choses subsisteraient, et dans tous leurs arrangements, s’il n’existait qu’un seul principe principiel saint et juste, comme nous avons montré qu’était, en son domaine, notre vrai Dieu.

Mon analyse :
Au Moyen Âge l’analyse critique des textes n’existait pas ; ainsi il était difficile, voire impossible de remettre en cause ce qu’ils disaient. Si l’auteur saisit très correctement la situation quand il dit qu’il y a nécessairement un mauvais principe qui nuit aux anges de Dieu, il ne peut éviter le choix anthropomorphique en déclarant que Dieu est lui aussi affecté personnellement par le comportement de ce mauvais principe. Pour nous c’est évidemment impossible. Dieu est inaltérable puisqu’il est principiel. Donc, le Mal s’en prend à ses émanations divines mais ne peut s’en prendre au principe du Bien lui-même. Cependant, Dieu n’est pas surpris. De part sa nature, il sait de toute éternité ce que le Mal va faire et il connaît aussi l’issue à terme et dans l’éternité. C’est pour cela qu’il n’a pas à se sentir affecté. Cela nous rappelle des récits cathares de la chute des esprits, dont l’un disait que Dieu laissa partir les esprits saints capturés par le diable en leur disant : « Partez, pour le moment. » ce qui confirme qu’il sait que ce départ n’est que momentané et l’autre qui est devenu un proverbe pour les cathares : « Si le Mal est vainqueur dans le temps, Dieu est vainqueur dans l’éternité. »

[1]. Le temps de l’incarnation sur cette terre est aussi, pour les Cathares, le temps de la « Grâce ». Nous ne pouvons « servir » Dieu que si Dieu veut, d’abord, que nous le servions, car notre volonté d’échapper au Démon ne peut venir que de Dieu : c’est lui qui combat en nous contre le Mal. La théorie du service n’est donc nullement en contradiction avec celle qui refuse aux hommes le « libre arbitre ». Pour Jean de Lugio, tous les esprits « bons » tendent à remonter vers Dieu, c’est-à-dire à recouvrer leur liberté véritable (qui est le pouvoir de faire le Bien et l’incapacité de faire le Mal). Tant qu’ils sont soumis au Démon, ils ne peuvent faire que le Mal, si Dieu ne leur communique « de ses forces » et si, par une sorte de nouvelle création, il ne suscite en eux, avec la « connaissance », la volonté de se « libérer ».
[2]. L’idée que Dieu a à « souffrir » de l’existence d’un mauvais principe est spécifiquement « manichéenne ». Mais rappelons que si Dieu est toujours vaincu par le Diable dans le temps — comme la vie temporelle de Jésus-Christ le manifeste très évidemment — c’est parce qu’il n’a pas de méchanceté à opposer au Mal : il ne peut résister au Mal. En revanche, il est toujours vainqueur sur le plan du Bien — c’est-à-dire sur le plan de l’Éternité — parce que le Diable n’a pas assez d’être pour persévérer dans l’Immuable, et qu’à la fin du Temps, il devra rendre tout (c’est-à-dire l’être qu’il a usurpé ou envahi).
[3]. Si Jean de Lugio ne croit pas que le Dieu de la Genèse soit le vrai Dieu, il ne rejette pas absolument l’Ancien Testament : il en cite maints passages, et la Genèse elle-même est pour lui une autorité (auctoritas). Mais il interprète les textes sacrés autrement que les Romains, et souvent dans un sens plus spirituel.
[4]. Cet argument est plus fort qu’il ne paraît à première vue. On peut supposer, certes, que, pour créer, Dieu se divise contre lui-même, ou qu’il « se retire » de son essence, comme le voulaient les Cabbalistes ; qu’il consent au Mal (c’est-à-dire à un moindre être), pour produire un Bien plus grand, etc. Mais de quelle nature est cet « autre » qu’il suscite ainsi et qui, n’étant rien, déploie, cependant, une activité contraire à la sienne ? Jean de Lugio se refuse à penser que Dieu puisse aliéner son sur-être, ne fût-ce que « temporellement » ou relativement. C’est dans le seul domaine du mélange que le Bien et le Mal peuvent être relatifs, c’est seulement dans l’esprit de l’homme que d’un moindre mal peut naître un plus grand bien. En Dieu, où tout est éternel et absolu, un « instant » de mal, un Mal relatif (c’est-à-dire : une raréfaction de son sur-être) seraient éternisés, ipso facto, s’il consentait à les laisser apparaître en lui. Et ce Dieu se nierait ainsi lui-même. Car ce n’est que par la plénitude immuable de son essence, par son éternité sans défaillance, qu’il oblige finalement le « Principe du Mal » à se confondre au néant : à la fin des temps, toutes les créatures du Dieu bon — c’est-à-dire : celles qui ont vraiment l’être — lui font retour nécessairement.

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