Traité du libre arbitre – 2


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LIVRE DES DEUX PRINCIPES

Le Liber de duobus principiis dont nous disposons est issu d’un seul manuscrit, datant de la fin du 13e siècle, trouvé dans le fonds des Conventi soppressi de la Bibliothèque nationale de Florence. Publié en 1939 par le Père Dondaine, il est considéré comme le seul traité théologico-philosophique cathare connu. Il s’agit de l’assemblage de différentes pièces issues d’un ouvrage dont Rainer Sacconi, polémiste catholique, dit qu’il comportait à l’origine « un gros volume de dix quaternions ». Il ne s’agit donc que d’une partie d’un résumé de l’ouvrage original.
Le présent document est une traduction de René Nelli publié dans le recueil « Écritures cathares » publié par les éditions du Rocher dans une édition actualisée et augmentée par Anne Brenon en 1995. Pour respecter le droit des auteurs je ne vous livrerai ni la préface, ni les notices que vous trouverez dans le livre. J’espère qu’en ne publiant que la traduction je ne causerai aucun tort à personne et je permettrai à tous d’accéder à cet ouvrage essentiel à la compréhension de la doctrine cathare.

Traité du libre arbitre – 2

Objection à nos arguments.

On nous objectera peut-être que la sagesse ou la providence qui appartient à Dieu dans le Principe, n’a entraîné dans ses propres créatures aucune « détermination » qui les portât à faire le bien ou à faire le mal nécessairement. On nous en donnera volontiers un exemple : un homme est dans son palais et il voit un autre homme marchant de son plein gré dans la rue. Ce n’est pas la sagesse, nous dira-t-on, ni la providence de celui qui est dans le palais qui fait aller celui qui est dans la rue, bien que le premier connaisse et voie clairement la direction que prend le second. Il en est de même de Dieu : bien qu’il ait connu et prévu de toute éternité la destination de ses anges, ce n’est point sa sagesse ni sa providence qui les ont fait devenir des démons et des maudits. C’est de leur propre mouvement qu’ils ont refusé de demeurer saints et humbles avec leur Seigneur et que, dans leur extrême malice, ils se sont élevés en superbe contre lui.

Mon analyse :
Jean de Lugio affecte de comprendre les arguments de ses opposants. Bien entendu, il ne s’agit que d’une entrée en matière à sa démonstration. L’homme qui regarde l’autre n’est pour rien dans son existence, contrairement à Dieu.

Réfutation de cet exemple.

C’est un très fallacieux exemple qu’il faut réfuter ainsi : comme Dieu a été par lui-même la seule cause, au dire de nos adversaires, de l’existence de tous ses anges, ceux-ci eurent donc, dès l’origine, les dispositions, le genre de « facture » ou de création, que Dieu leur avait donnés lui-même : ils les tenaient de lui seul, telles qu’il avait voulu proprement et essentiellement les leur donner. Ce qu’ils étaient, ils l’étaient par lui, dans toute leur constitution. Ils ne possédaient absolument rien qu’ils eussent reçu d’un autre que lui. Et Dieu — toujours d’après l’opinion de nos adversaires — n’a jamais voulu, à l’origine, les créer ou les faire autrement. Que s’il eût voulu les créer d’une autre façon, il l’aurait pu sans la moindre difficulté (à en croire nos adversaires), en donnant à cette création un tout autre effet. Il paraît donc évident que Dieu n’a pas voulu, au commencement, prendre soin de parfaire ses anges.
Sciemment et en toute connaissance, il leur a attribué toutes les causes par lesquelles il fallait qu’ils devinssent plus tard des démons. Et d’autant plus nécessairement qu’il s’agit d’un Dieu en qui toutes les choses s’accomplissent par nécessité de toute éternité[1]. C’est pourquoi il n’est pas vrai de dire que la sagesse et la providence de Dieu n’ont pas plus agi — pour amener les anges à devenir de méchants démons — que la « prévoyance » de l’« homme qui est dans son palais » sur la marche de « celui qui est dans la rue », pour la raison essentielle que l’homme qui marche dans la rue ne procède nullement de celui qui est dans le palais, et qu’il n’a pas reçu de lui son être et sa puissance. S’il tenait de lui toutes ses forces et, absolument, toutes les causes qui le déterminent à parcourir nécessairement ce chemin — comme les anges, selon la foi de nos contradicteurs, tiennent les leurs de leur Maître — il ne serait pas vrai de dire que la prévision de « l’homme qui est dans le palais » n’est pas ce qui fait marcher l’homme dans la rue : il marcherait, cela est évident, absolument par lui, comme les anges n’agissent que par Dieu, en vertu de ce que nous avons très clairement démontré plus haut, concernant Dieu. Et ainsi nul ne pourrait raisonnablement accuser ces anges de péché, puisqu’ils n’ont pu faire autrement qu’ils n’ont fait, à cause des dispositions qu’ils tenaient de leur Seigneur.
« Comme l’Éthiopien ne peut changer de peau, ni le léopard abandonner ses taches » (Jér., XIII, 23), à cause de la nature qu’ils ont reçue de leur créateur, de même les anges, si la théorie de nos adversaires était vraie, n’auraient jamais pu éviter de tomber dans le mal, par suite des dispositions que Dieu leur aurait données depuis l’Origine ; ce qu’il est absolument impie de soutenir.
Peut-être alors nos adversaires saisiraient-ils volontiers cette autre échappatoire, s’ils le pouvaient, en disant : Dieu aurait bien pu, s’il l’avait voulu, parfaire originellement ses anges en telle perfection qu’ils n’eussent, à aucun degré, le pouvoir de pécher ou de faire le mal, et cela pour trois raisons : parce qu’il est tout-puissant, parce qu’il connaît tout de toute éternité, parce que sa toute-puissance n’est gênée par aucune autre.
Mais il n’a pas voulu les doter de cette perfection, parce que, disent-ils, si Dieu les avait créés originellement si parfaits qu’ils ne pussent pécher en quoi que ce soit, ni faire le mal, mais qu’ils eussent dû, au contraire, obéir nécessairement à leur Seigneur, celui-ci n’aurait eu aucune reconnaissance à leur témoigner pour leur fidélité et leurs services. Aussi bien, Dieu aurait-il été en droit de leur dire : je ne vous sais aucun gré de votre obéissance puisque vous ne pouvez agir autrement que vous ne faites. Et nos adversaires rappelleraient peut-être cet exemple à l’appui de leur thèse : si un maître avait un serviteur qui connût en tous points sa volonté et qui ne pût faire autre chose que la suivre parfaitement, ce maître ne lui en saurait aucun gré, puisque, disent-ils, ce serviteur n’aurait pas eu la possibilité d’agir d’une autre façon.

Mon analyse :
Contrairement à nous, Dieu est un bloc où volonté et pouvoir agissent à l’unisson et dans leur plénitude. Les anges sont donc des créatures intégralement divines et par là même totalement conformes à ce que veut Dieu. Or, pour qu’ils devinssent mauvais il aurait fallu que Dieu le veuille. Donc, s’ils sont devenus mauvais ce ne peut en aucune façon être dû à leur propre volonté, au hasard de la providence et encore moins à la sagesse de Dieu. La seconde hypothèse, selon laquelle Dieu aurait rendu les anges imparfaits pour qu’ils aient une capacité de choix de laquelle découlerait la reconnaissance de Dieu envers ce choix va ouvrir la réflexion sur ce que l’on appelle le libre arbitre.

Du libre arbitre des anges.

Ils nous disent donc que Dieu, dès le principe, a créé ses anges de telle façon qu’ils pussent, à leur gré, faire le bien ou le mal, et ils appellent cela libre arbitre (ou arbitre, selon certains). C’est une sorte de puissance ou de force libre, par laquelle celui à qui elle a été accordée peut faire indifféremment le bien ou le mal. Ainsi, affirment-ils. Dieu pourra, justement et avec raison, donner à ses anges la gloire ou le châtiment, c’est-à-dire : glorifier les uns pour ce qu’ayant pu pécher, ils n’ont point péché, et châtier les autres, pour ce qu’ayant pu faire le bien, ils ne l’ont point fait. C’est en toute justice que Dieu pourra leur dire : « Venez, les bénis de mon Père ; possédez le royaume qui vous a été préparé depuis la création du monde. J’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire, etc. » (Matth., XXV, 35). Ce qui signifie : vous auriez pu ne pas donner, mais puisque vous avez donné, possédez le royaume qui vous a été préparé depuis la constitution du monde, avec raison et parce que vous l’avez mérité. En toute justice également, il pourra dire aux pécheurs : « Éloignez-vous de moi, maudits, allez dans le feu éternel qui est préparé pour le Diable et ses anges ; j’ai eu faim et vous ne m’avez pas donné à manger ; j’ai eu soif et vous ne m’avez pas donné à boire… » (Matth., XXV, 42). Ce qui signifie : vous auriez pu donner et vous ne l’avez pas fait : c’est pourquoi vous irez à bon droit dans le feu éternel que vous avez mérité. Si, selon nos adversaires, ils n’avaient pas le pouvoir de lui donner à manger et à boire, de quel droit le Seigneur pourrait-il leur dire : j’ai eu faim, et vous ne m’avez pas donné à manger ; j’ai eu soif, et vous ne m’avez pas donné à boire, etc. ? C’est pourquoi ils soutiennent que Dieu n’a pas voulu créer les anges parfaits, c’est-à-dire dotés d’une si grande perfection qu’il leur eût été absolument impossible de pécher et de faire le mal, car il n’aurait pas eu motif, alors, de leur témoigner de la reconnaissance pour leur fidélité, comme nous l’avons déjà expliqué. Il n’a pas voulu, non plus, disent-ils, les créer d’une telle nature qu’ils ne pussent que toujours faire le mal et jamais le bien, car, dans ce cas, ils auraient pu se défendre légitimement en disant au Seigneur : « Nous ne pouvions faire que le mal, à cause de la nature que vous nous avez donnée au commencement. » Ainsi donc, à en croire nos adversaires, Dieu aurait, dès le principe, créé ses anges tels qu’ils eussent également la puissance de faire le bien et celle de faire le mal, afin de pouvoir les juger selon l’équité, soit parce qu’ayant pu pécher, ils n’ont point péché ; soit parce qu’ayant pu ne pas pécher, ils ont péché. Et nos adversaires n’ont pas le triomphe modeste, quand ils usent contre nous de tels arguments.

Mon analyse :
L’auteur décrit ce qu’est le libre arbitre, c’est-à-dire la capacité de choisir en pleine conscience entre faire le bien ou le mal. De ce libre arbitre découle logiquement le salut ou la perdition selon que le choix fait va dans le sens attendu par Dieu. Cet argument va donc faire l’objet de l’étude à venir.

[1]. Rainier Sacconi prête à Jean de Lugio — non sans vraisemblance — l’idée que les créatures procèdent éternellement de leurs créateurs. « Jean de Lugio enseigne, en effet, que le Dieu bon et le Dieu mauvais ne précèdent pas leurs créatures chronologiquement, mais logiquement, selon la seule causalité, de sorte qu’elles sont comme les rayons ou la lumière par rapport au soleil. Celui-ci ne précède pas ses rayons dans le temps, mais seulement comme cause et en essence » (Summa de Catharis, in A. Dondaine : Un traité néo-manichéen… p. 73). Schmidt avait déjà remarqué (Histoire des Cathares, II, p. 53) « qu’en soutenant qu’il ne peut pas y avoir eu un moment où Dieu fût sans attributs, ou sans les manifester », Jean de Lugio se situait dans la ligne d’un panthéisme assez voisin de celui de Scot Érigène : Non ergo aliud est Deo esse, et aliud facere, sed ei esse idipsum est eîfacere (De divisione naturae, l, 74).
On ne peut rien comprendre à la pensée de Jean de Lugio si on ne la replace pas dans ces perspectives panthéistes. Pour lui, le monde du Bien et celui du Mal sont coexistants à leurs Créateurs et ne peuvent point en être séparés, sinon sur le plan logique.

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