Retrouvé dans le Liber contra Manicheos de Durand de Huesca, vaudois converti au catholicisme, ce traité — dont il ne reste que des extraits — est d’autant plus intéressant que ce moine catholique déploie de grands efforts pour tenter de le réfuter. Entièrement construit à partir de références scripturaires, ce traité comporte très peu de commentaires de l’auteur, ce qui le rend d’autant plus utile pour valider sa démonstration. L’auteur de ce traité serait Barthélémy de Carcassonne qui aurait pu être un représentant en Languedoc d’un haut dignitaire cathare de Bosnie. Ce document semble être un outil préparé en vue de controverse ou d’enseignement et utilisant les sources scripturaires afin de conforter la doctrine cathare dyarchienne.
Le présent document est une traduction de René Nelli publié dans le recueil « Écritures cathares » publié par les éditions du Rocher dans une édition actualisée et augmentée par Anne Brenon en 1995. Pour respecter le droit des auteurs je ne vous livrerai ni la préface, ni les notices que vous trouverez dans le livre. J’espère qu’en ne publiant que la traduction je ne causerai aucun tort à personne et je permettrai à tous d’accéder à cet ouvrage essentiel à la compréhension de la doctrine cathare.
TRAITÉ CATHARE ANONYME
Chapitre II
Mais comme ils sont assez nombreux, ceux qui se préoccupent le moins possible de l’autre monde et des autres créatures, et ne s’intéressent qu’à celles que l’on peut voir dans celui-ci — mauvaises, vaines, corruptibles — et qui, de même qu’elles sont venues, sans aucun doute, du néant, retourneront au néant ; nous disons, nous, qu’il existe un autre monde et d’autres créatures incorruptibles et éternelles, dans lesquelles consistent notre joie et notre espérance. Car leur substance est la foi, selon ce que dit l’Apôtre aux Hébreux : « La foi est ce qui nous rend présentes les choses qu’on espère et qui nous convainc de celles qu’on ne voit point » (Hébr., 11,1).
Mon analyse :
La forme narrative est intéressante, car elle fait mine de laisser entendre que c’est pour ne pas marcher avec le troupeau que l’auteur choisit avec d’autres une foi différente du plus grand nombre. En fait, face à la masse qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez et qui ne s’intéresse pas à essayer de comprendre les incohérences du monde, lui et quelques autres ont fait ce travail et en ont tiré la certitude d’un monde réellement divin dans lequel ils peuvent faire porter leur espoir.
Ce qui est magnifique également c’est la citation qui donne de la foi une définition extraordinaire. En effet, la foi nous porte car elle donne de la substance à ce que nous espérons et qu’elle nous conforte dans la véracité de ce qui nous échappe mais dont nous savons qu’il ne peut en être autrement pour autant que nous soyons convaincus que Dieu est Dieu et qu’il est donc à la foi principiel et parfait dans le Bien.
Chapitre III
Le Fils de Dieu a encore parlé des deux mondes, lorsqu’il a dit : « Les enfants de ce siècle-ci épousent des femmes, et les femmes, des maris. Mais ceux qui seront jugés dignes d’avoir part à cet autre siècle, et à la résurrection des morts, ne se marieront plus, et les femmes n’auront plus de maris » (Luc, 20, 34-35). C’est du siècle de ce monde ci que parle l’Apôtre, s’adressant aux Galates : « Que la grâce et la paix vous soient données de la part de Dieu le Père et de Jésus-Christ, notre Seigneur, qui s’est livré lui-même pour nos péchés, afin de nous retirer de la corruption du siècle présent » (Gal., 1,3-4). Et aux Éphésiens il dit : « Et vous… lorsque vous étiez morts par les dérèglements et les péchés, dans lesquels vous avez autrefois vécu selon la coutume de ce monde » (Éph., 2, 1-2). Et ailleurs, s’adressant aux Romains : « Et ne vous conformez pas au siècle présent » (Rom., 12, 2). Ailleurs encore (lre Épître, aux Corinthiens) : « Nous prêchons la sagesse aux parfaits, mais ce n’est pas celle de ce monde, ni des princes de ce monde, dont l’empire se détruit, mais nous prêchons la sagesse de Dieu… que nul des princes de ce monde n’a connue » (I Cor., 2, 6-8).
Mon analyse :
L’auteur interprète les écritures dans le sens d’une cohabitation temporelle des deux mondes, alors que les Juifs et les Judéo-chrétiens les voient comme à peu près successifs l’un à l’autre. Mais l’opposition de principe entre les deux mondes justifie aux yeux de l’auteur leur simultanéité.
Chapitre IV
De ce présent monde, mauvais, malin « et tout entier posé dans le mal » (I Jean, 5,19), Jacques dit dans son Épître : « Âmes adultères, ne savez-vous pas que l’amour de ce monde est une inimitié contre Dieu ? Ainsi quiconque voudra être ami de ce monde se rend ennemi de Dieu » (Jac., 4,4). Paul dit de même : « La figure de ce monde passe » (I Cor., 7, 31). Et Jean : « N’aimez ni le monde, ni ce qui est dans le monde… car tout ce qui est dans le monde est concupiscence de la chair, etc. » (I Jean, 2,15-16). Et le Christ : « Le Prince de ce monde va venir » (Jean, 14, 30). Et il ajoute : « Mon royaume n’est pas de ce monde » (Jean, 18, 36). Ailleurs : « Je ne prie point pour ce monde » (Jean, 17, 1). Ailleurs encore : « Père, le monde ne vous a point connu » (Jean, 17, 25). Il dit, en outre, de ses apôtres : « Ils ne sont point du monde, comme je ne suis point moi-même de ce monde » (Jean, 17, 16). Et encore : « Vous aurez à souffrir bien des afflictions dans le monde » (Jean, 16, 33). Et ceci encore : « Si vous étiez du monde, le monde aimerait ce qui serait à lui » (Jean, 15, 19). Et enfin : « Le monde les a haïs » (Jean, 17, 14). Jean a déclaré : « Ne vous étonnez pas si le monde vous hait » (I Jean, 3, 13-14). Et ailleurs : « La raison pour quoi le monde ne nous connaît point, c’est qu’il ne connaît point Dieu » (I Jean, 3, 1). Si le monde est placé sous l’empire du mal (I Jean, 5, 19), s’il est défendu de l’aimer, ainsi que les choses qu’il contient, il ne faut donc pas croire qu’il appartienne en propre au Christ, car il ne procède pas du Père. Et si le monde n’est pas du Père, il n’est donc pas du Fils. Car le Christ a dit lui-même au Père : « Tout ce qui est à moi est à vous, et tout ce qui est à vous est à moi » (Jean, 17, 10). Si donc le « royaume » du Christ n’est pas de ce monde, si ce n’est pas pour lui « qu’il prie » ; si les « siens », qui lui appartiennent en propre, ne sont pas, non plus, de ce monde ; bien plus, si le monde les hait, les plonge dans les afflictions, les persécute et les combat, eux et le Christ, il faut rejeter la croyance que ce monde est au Christ, ce monde qui, d’ailleurs l’a ignoré et ne le connaît point. Mais parce que nous savons ainsi que le monde est mauvais dans son « siècle », dans ses jours, dans ses œuvres, dans ses hommes, dans son prince, dans ses recteurs, dans certaines de ses nourritures et boissons, nous poursuivrons notre exposé, selon la mesure de nos forces.
Mon analyse :
On le voit, désormais l’auteur se concentre sur le Nouveau Testament qui lui donne toute la matière nécessaire à sa démonstration, même chez les références les plus judéo-chrétiennes, comme Jacques le juste.
Ce qui apparaît clairement à ceux qui prennent la peine de lire sans se laisser influencer, l’est encore plus pour ceux dont la foi est ferme. Après nous avoir montré qu’il y avait deux mondes, dont celui où nous vivons était mauvais, il nous montre que ce monde mauvais ne peut pas avoir été créé par Dieu. Et cela devient évident quand on voit combien sont nombreuses les sources concordantes qui vont du Christ au plus juif de ses apôtres. En effet, il début par Jacques dont le propos est brillant. Aimer ce monde c’est ne pas aimer Dieu ! Comment pourrait-on dès lors faire un lien quelconque entre Dieu et ce monde ? Ce monde n’est pas éternel, il est corruptible et corruption et il dispose de son propre Prince. Dieu est donc totalement étranger à ce monde comme disait Marcion. Plus fort encore, si c’est possible, Christ se dit étranger à ce monde et ne lui accorde pas ses prières. Lui qui va chercher la centième brebis de son troupeau n’a pas un regard pour ce monde. La seule explication est qu’il n’y a rien de Dieu dans l’essence de ce monde. Et la seule raison de la venue de Christ dans ce monde, c’est nous, les brebis égarées qui, elles non plus, ne sont pas de ce monde.