Deuxième lettre de Simone Weil à Déodat Roché (janvier 1940)


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La philosophe Simone Weil, auteure de « La pesanteur et la grâce », notamment, eut des relations épistolaires avec Déodat Roché, chercheur et adepte d’une approche ésotérique du catharisme.

Parmi les documents que sa secrétaire, Clémentine Cabréra m’a offert pour que vive la mémoire du « pape du catharisme », voici cette lettre retrouvée dans l’amoncellement de livres et revues.

Melle Simone Weil

8 rue des Catalans Marseille                                                            Vendredi 21 Janvier 1940

Monsieur,

Je ne connaissais pas le N° d’Iggdrasil où est la traduction de Benveniste. Je l’ai trouvé chez Ballard et l’ai prié de vous l’envoyer, ce qu’il va faire. Les textes sont splendides, la traduction semble de premier ordre. Ce sont bien des textes du Turkestan, en langue parthe.

Les hymnes manichéens que je vous disais avoir lus sont ceux qui sont traduits du copte. Je les avais trouvés à la Bibliothèque nationale dans une édition en deux volumes, avec texte copte, glossaire, traduction en allemand dans un volume, en anglais dans l’autre. Je suppose que ce sont là les volumes de la collection Chester Beatty ?

Je n’ai pas trouvé chez Ballard d’autre N° d’Yggdrasil où il soit question des manichéens. Il n’a pas la collection complète.

Je ne suis pas de votre avis sur la nécessité de publier des études pour préparer la publication des textes. Sans doute, il faut publier des études sur ce sujet, et ce que j’ai lu de vous montre que vous êtes particulièrement qualifié pour en écrire qui soient de premier ordre. Mais je ne crois pas que ce travail doive précéder celui de la publication des textes ; je crois qu’ils doivent se faire parallèlement ou que même les textes doivent venir les premiers.

Je pense qu’il existe quelques esprits faits comme le mien. Pour moi, en toute matière, rien ne vaut les textes originaux, nus et sans commentaires. Seuls, ils me procurent le contact avec ce que je désire connaître. Peu m’importe si je ne les comprends que partiellement. Ensuite seulement, j’ai recours aux études et commentaires, s’il y en a qui m’inspirent confiance, puis je reviens aux textes.

J’avoue, non sans honte, que j’ignorais l’existence des Chapitres, des Homélies, ainsi que celle du rituel cathare. Sans quoi j’aurais lu tout cela depuis longtemps à la Nationale, et n’en serais pas réduite au désir impuissant.

Un recueil de textes comprenant la traduction des Chapitres et des Homélies, d’un choix des hymnes trouvés en langue parthe et copte, de textes arabes et les textes cathares, ce serait là quelque chose d’incomparable ; non seulement à cause de l’extraordinaire inspiration commune à tous ces textes, mais à cause des colorations diverses prises par cette inspiration à travers des pays si variés.

La question de la traduction serait difficile à résoudre. À mon avis, il faudrait absolument publier les textes cathares dans l’original, qui est facilement accessible aux lecteurs français, avec une traduction en face ou en appendice. Des paroles aussi merveilleuses que « …aias merce del esperit pausat en carcer » doivent être données elles-mêmes au lecteur.

Mais quant aux textes de Manès, aux hymnes en langue copte, les traduire de l’anglais ou de l’allemand serait une solution médiocre. Des hymnes déjà traduits en copte, puis du copte en allemand, puis de l’allemand en français, ne peuvent pas garder grand’chose de leur valeur première. Le mieux serait de pouvoir faire traduire tous ces textes directement en français, et aussi littéralement que possible. Peut-être y aurait-il lieu de communiquer à ce sujet avec Corbin ? Ne travaille-t-il pas à la Nationale ? Je crois que j’ai entendu prononcer son nom par une de mes amies qui y travaille, et avec qui je pourrais sans doute au besoin correspondre.

Mais même une traduction faite sur les traductions en allemand et en anglais serait de loin préférable à l’absence d’un recueil accessible au public.

Quant aux Arabes, n’y a-t-il pas une encyclopédie du X° siècle, des « Frères de la pureté » dont vous me parliez, qui contient l’exposé de la doctrine ismailiste ? Je ne sais rien là-dessus, sinon ce qu’en dit le volume de la collection Armand Colin sur l’Islam. L’influence manichéenne semble en effet évidente. Certainement Dermenghem peut fournir des renseignements là-dessus. Si je vais à Alger, ce qui devient douteux, vu la difficulté d’obtenir l’autorisation, je m’occuperai certainement de cela, malheureusement je ne sais pas l’arabe, quoique j’aie l’intention de l’apprendre au cas où je passerais quelque temps en Afrique du Nord.

À mon avis, un recueil de textes manichéens pourrait être publié sans aucun commentaire ; simplement une sorte de glossaire à la fin pour les noms propres et les mots intraduisibles ; il est vrai que la doctrine est à certains égards obscure, mais l’inspiration est lumineuse et répond avec une intensité poignante au sentiment de la condition humaine que tout être humain éprouve au moins à certains instants. Il est vrai que la complication des symboles voile parfois l’inspiration aux yeux du lecteur ignorant, aux miens par exemple. Mais l’inspiration est rendue sensible par la merveilleuse poésie qui enveloppe les textes, cette poésie entraîne l’esprit, le fait passer par-dessus les obscurités et le met directement en contact avec ce qu’il y a d’essentiel dans la doctrine.

Les esprits sensibles à ce genre de poésie n’ont pas besoin de commentaires pour sentir immédiatement que ces textes renferment quelque chose de grand ; ils ne sentent le besoin de commentaires qu’après s’être imprégnés des textes eux-mêmes. Les esprits qui n’y sont pas sensibles ne s’intéresseront jamais, je crois, au manichéisme.

Dans ce N° d’Yggdrasil, par exemple, les commentaires de Corbin et de Benveniste n’ajoutent rien, à mon avis, au texte et on pourrait facilement s’en passer, sauf quelques renseignements qui prendraient place dans l’espèce de glossaire que je suggère.

Sans doute, la situation actuelle rend très grande la difficulté de toute entreprise en ce genre. Mais il s’agit de difficultés matérielles ; moralement, au contraire, jamais les esprits n’ont été préparés comme à présent. Il y a 10 ans, quand les gens vivaient, du point de vue spirituel, calfeutrés dans une espèce de ouate, très peu de gens étaient susceptibles de s’intéresser à de telles doctrines. Aujourd’hui, les mots mêmes de mal et de souffrance éveillent déjà par eux-mêmes un écho. D’autre part, les préoccupations intellectuelles et littéraires d’avant 1940 semblent à tout le monde aujourd’hui quelque chose de lointain, de fantomatique et d’irréel ; et pour plusieurs raisons, il y a peu de chances pour que surgissent dans un avenir prochain beaucoup d’œuvres originales qui répondent au besoin présent des esprits. Les esprits des hommes de notre époque n’ont la possibilité de trouver une nourriture que dans le passé. Ainsi même des gens de second ordre vont se trouver rejetés par force vers des modes de pensée qui leur étaient restés étrangers jusque là.

Depuis près de vingt siècles, depuis l’apparition du christianisme, le manichéisme est sans doute ce qui s’est produit de plus merveilleux sur le globe terrestre dans l’histoire spirituelle de l’humanité. Les connaissances spéciales que vous possédez dans ce domaine vous donnent aussi des responsabilités particulières à l’égard de vos contemporains.

J’ai parlé, entre autres, à Daumal, (un collaborateur des Cahiers du Sud également, qui s’occupe particulièrement des choses hindoues ) de l’intérêt qu’il y aurait à publier un recueil de textes manichéens et cathares ; car il est en rapports avec les éditions du Sagittaire et je pensais que cela pourrait être utile. Je me suis permis de lui donner votre adresse. La sienne est : « Campagne Dalmasso », Allauch (Bouches du Rhône).

Jusqu’ici, je n’ai pas pu m’arranger pour aller à Béziers. J’espère que ce sera possible.

Veuillez agréer, Monsieur, l’expression de ma sympathie.

Simone Weil.

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