Interrogatio Johannis – Carcassonne – 3


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Interrogatio Johannis (ou la Cène secrète de Jean)

Ce texte est antérieur au Catharisme latin et ne constitue donc pas, à proprement parler, un texte cathare. C’est donc un apocryphe mais, comme il fut très utilisé par les Cathares, dits mitigés, de Bulgarie et d’Italie, il mérite d’être étudié ici.
Il semble qu’il était en possession de l’évêque patarin Nazaire. Son origine semble se perdre dans la nuit des temps chrétiens mais sa version latine date du XIIIe siècle. Il s’agit d’un faux évangile racontant une discussion entre Jean et Jésus au cours d’une Cène se déroulant dans les cieux et dont la version terrestre, racontée dans les évangiles, serait une représentation temporelle.
Le présent document est une traduction de René Nelli publié dans le recueil « Écritures cathares » publié par les éditions du Rocher dans une édition actualisée et augmentée par Anne Brenon en 1995. Pour respecter le droit des auteurs je ne vous livrerai ni la préface, ni les notices que vous trouverez dans le livre. J’espère qu’en ne publiant que la traduction je ne causerai aucun tort à personne et je permettrai à tous d’accéder à cet ouvrage essentiel à la compréhension de la doctrine cathare.

Version de Carcassonne – 3

6. Et ensuite, moi, Jean, j’interrogeai ainsi le Seigneur : « Comment peut-on dire qu’Adam et Ève ont été créés par Dieu et placés dans le Paradis pour obéir aux ordres du Père, et qu’ils ont été, ensuite, livrés à la mort ? » Et le Seigneur me répondit : « Écoute, Jean, chéri de mon père, ce sont les ignorants qui disent, dans leur erreur, que mon Père a fabriqué ces corps de boue. En réalité, il créa toutes les Vertus du ciel par le Saint-Esprit : c’est donc à cause de leur péché que ceux-ci[1] se trouvèrent avoir des corps de boue mortels et qu’ils furent, par conséquent, livrés à la mort. »
Et à nouveau [fol. 30, recto], moi, Jean, j’interrogeai le Seigneur : « De quelle manière un homme peut-il prendre naissance en esprit dans un corps de chair ?» Et le Seigneur me répondit : « Issus des anges tombés du ciel, les hommes entrent dans le corps de la femme et ils reçoivent la chair de la concupiscence de la chair. L’esprit naît donc de l’esprit et la chair de la chair[2]. Et ainsi s’accomplit le règne de Satan en ce monde et dans toutes les nations. » Et il me dit encore : « Mon Père lui a permis[3] de régner sept jours qui sont sept siècles. »

Mon analyse :
Nous voyons là deux notions typiques des monarchiens (mitigés). D’abord l’idée que, si Dieu n’est pas créateur des corps de boue, les esprits s’y sont retrouvés en raison de leurs péchés. Et il faut nous souvenir de ce que Jean de Lugio nous dit fort justement à ce propos : Comment des êtres parfaits et bons, puisque issus de Dieu, lui-même parfait et bon, auraient-ils pu commettre le mal qu’il ne connaissaient pas et qui leur était totalement étranger ? Il y a là une forte incohérence. Ensuite, l’idée que les esprits saints prisonniers, en se reproduisant dans ces corps de boue, produisent de nouveaux esprits comme la matière produit un nouveau corps de boue. Ce traducianisme est illogique. Si c’est Dieu qui fait émaner les esprits saints de sa substance, comment de simples esprits saints, de surcroit prisonniers, pourraient-ils en produire d’autres ?

7. Et j’interrogeai à nouveau le Seigneur, je lui dis : « Qu’y aura-t-il en ce temps-là[4]?» Et il me dit : « Dès l’instant que le Diable fut déchu de la gloire du Père et qu’il eut refusé d’y prendre part, il siégea sur les nuées et envoya ses ministres, les anges brûlants de feu (?)[5], en bas, vers les hommes, depuis (le temps d’) Adam jusqu’à (celui d’) Énoch. Et il éleva Énoch, son ministre, au-dessus du firmament[6] et lui révéla[7] sa divinité. Il lui fit donner une plume et de l’encre ; et, s’étant assis, il (Énoch) écrivit soixante-sept livres (sous sa dictée). Il lui ordonna [fol. 30, verso] de les apporter sur la terre.[8] Énoch les garda en dépôt sur la terre, puis il les transmit à ses fils, et il se mit à leur enseigner la façon de célébrer les sacrifices et d’iniques mystères[9]. Et ainsi, il cachait aux hommes le royaume des deux. Et il (Satan) leur disait : « Voyez que[10] je suis votre Dieu et qu’il n’y a pas d’autre Dieu que moi[11]. » C’est pour cette raison que mon Père m’envoya dans le monde afin que je découvrisse aux hommes — et qu’ils apprissent ainsi à connaître — l’esprit méchant du Démon. Mais alors[12] Sathanas[13], ayant su que[14] j’étais descendu du ciel en ce monde, envoya (son) ange et celui-ci prit du bois de trois arbres[15] et le donna à Moïse pour que je sois crucifié (sur une croix faite) avec ce bois[16], lequel, en effet, est présentement conservé pour moi (pour mon crucifiement). Et celui-ci faisait connaître sa divinité à son peuple[17], et il ordonna que la loi soit donnée aux fils d’Israël, et il (Moïse) les fit passer à sec au milieu de la mer (Rouge).

Mon analyse :
Il y a dans ce chapitre une notion intéressante. Même pour les monarchiens, ce n’est pas Dieu qui parle à Abraham ; Moïse et les autres, c’est Satan. Comme nous l’avons vu dans L’ascension d’Isaïe, Dieu ne se donne ni à voir ni à entendre. C’est une constante et cela permet de confirmer que ce n’est pas Dieu qui parla ni aux juifs ni aux Musulmans. Ces peuples furent trompés par Satan et n’en portent donc aucune responsabilité.

8. Quand mon Père eut pensé à m’envoyer sur la terre, il envoya avant moi son ange, nommé Marie[18], pour qu’il me reçût. Alors [fol. 31, recto] je descendis, entrai en lui par l’oreille et en ressortis par l’oreille[19]. Et Sathanas, prince de ce monde, sut que j’étais descendu ici-bas pour rechercher et sauver les êtres qui[20] avaient péri, et il envoya (sur la terre), pour baptiser dans l’eau, son ange, le prophète Élie[21], lequel est appelé Jean-Baptiste. Mais Élie demanda au prince de ce monde : « Comment pourrai-je le[22] reconnaître ? » Et le Seigneur lui-même[23] lui répondit : « Celui sur qui tu verras le Saint-Esprit descendre comme une colombe et demeurer[24], celui-là baptise dans le Saint-Esprit pour la rémission des péchés : il a seul le pouvoir de perdre et de sauver[25]. »

Mon analyse :
La présentation de la « naissance » de Jésus est ici différente de celle qu’Isaïe nous a présentée dans sa vision, contrairement à ce que dit René Nelli dans sa note. Il n’en reste pas moins la constante selon laquelle Christ n’a pas pris chair humaine en ce monde afin de préserver son statut et que son apparence humaine est une étape de sa kénose. Si Marie est parfois présentée (par les monarchiens) comme un ange venu, à l’instar de Jean le disciple, pour assister Jésus, Jean-Baptiste est généralement considéré comme un démon venu pour laisser croire que la baptême d’eau avait pouvoir de salut. Cela correspond aussi au fait que Jean Baptiste ne reconnaît pas formellement Jésus comme l’envoyé de Dieu puisqu’il demande à ses disciples d’aller lui poser la question alors qu’il est emprisonné.

[1] Doat : isti. B : et sancti.
[2] De façon générale, pour les Cathares, « l’esprit, que l’homme reçoit
d’en-haut, est une semence de nature angélique. L’idée de semen angelicum
doit être gnostique » (Söderberg, op. cit., p. 154).
Les dualistes mitigés enseignaient — comme la Cène secrète bogomile — le traducianisme. Les âmes des hommes proviennent ex traduce de l’âme des anges déchus ; leurs corps, des corps créés par Satan pour leur servir de prison.
Beaucoup de Cathares — notamment ceux de l’Église de Concorezzo, en Lombardie — croyaient que l’âme humaine était un ange déchu enfermé par le diable en un corps ; « mais ils ne le croyaient que de celle d’Adam, les âmes s’engendrant après elle, les unes les autres, en se transmettant par la naissance le caractère de la première » (Guiraud, Histoire de l’Inquisition au Moyen Âge, t I, p. 52). Cf. : « Item (credunt) quod omnes animae sunt ex traduce ab ipso angelo » (Summa de catharis), éd. Dondaine (Liber de duobus principiis, p. 76).
[3] Doat : promisit. B : permisit.
[4] Doat : Quid erit in tempore hoc. — V : Quale erit hoc saeculum. En réalité, le Seigneur dévoile à Jean ce qui s’est passé depuis la chute de Satan jusqu’au baptême du Christ. La fin des temps sera racontée plus loin.
[5] Doat : angelos ignis urentes homines : les anges du feu brûlant les hommes. B : ad homines.
[6] Jude, VI, 9.
[7] B : et ostendit.
[8] B : et tradidit eos filiis suis. Version Doat : le copiste a reproduit deux fois la même ligne.
[9] Doat : ministeria (services religieux). B : Mysteria.
[10] Doat : quia. B : Quod.
[11] Deut., IV 35 ; XXXII, 39 ; Jean, XVII, 3, etc.
[12] Doat : et ut. B : tune.
[13] Sathanas omis dans B.
[14] Doat : quia. B : quod.
[15] Doat : lingnis. B : Linguis. V. : accepit de tribus arboribus.
[16] La croix du crucifiement fut faite avec le bois, préservé miraculeusement d’âge en âge, d’un arbre qui contenait en lui trois essences. Voir notre traduction de la Légende du bois de la croix, in Folklore, 20e année, n° 4, hiver 1957.
[17] « Satan faisait connaître sa divinité à son peuple ? » ou bien : « Moïse faisait connaître à son peuple la divinité de Satan ? » De toute façon hic ne désigne pas le vrai Dieu. Pour la plupart des Cathares, le Dieu de l’Ancien Testament ne pouvait être que le Démon. Et Moïse, s’il n’est pas, à proprement parler, un personnage diabolique, est le serviteur de Satan ou sa dupe.
[18] L’évêque cathare Nazarius croyait que la Vierge Marie était un ange et que le Christ n’avait point pris une nature humaine, mais angélique : c’est-à-dire un corps céleste. Nazarius avait sans doute emprunté ces idées aux Bogomiles (cf. Summa de catharis, éd. Dondaine, p. 76). Sur le « docétisme » des Cathares, voir : Vision d’Isaïe, introd., note 12 (édition : E. Tisserant).
[19] Cf. Vision d’Isaïe, introd., note 14.
[20] Doat : quae. B : qui.
[21] Matth., XVII, 12-13 ; Luc, IX, 8-19. Dans l’Évangile de Jean, I, 21, 25, Jean-Baptiste déclare ne pas être Élie. Beaucoup de Cathares « croyaient que Jean-Baptiste avait été envoyé en ce monde par le Démon pour opposer son œuvre à celle de Jésus et au baptême en esprit et en vérité, le baptême matériel de l’eau » (Guiraud, Histoire de l’Inquisition au Moyen Âge, I, p. 65). Mais d’autres « le considéraient comme un serviteur du Dieu bon, ainsi que les patriarches de l’Ancienne Loi. Sur ce point l’Église cathare italienne de Concorezzo semble avoir été assez hésitante » (Guiraud, p. 61), et notre texte paraît traduire cette hésitation ; Élie-Jean-Baptiste est un envoyé du Démon, mais c’est le Seigneur vrai Dieu qui lui révèle directement comment il pourra reconnaître le Christ.
[22] B supprime Cum et ajoute tune.
[23] Doat : ipse dixitei. B : ipse Dominus.
[24] Marc, I, 10.
[25] B : ipse poteris eum perdere et salvare ; Tu pourras toi-même le perdre et (ou) le sauver (?) ; cette correction ne paraît pas défendable.

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