Livre des deux principes
Le Liber de duobus principiis dont nous disposons est issu d’un seul manuscrit, datant de la fin du 13e siècle, trouvé dans le fonds des Conventi soppressi de la Bibliothèque nationale de Florence. Publié en 1939 par le Père Dondaine, il est considéré comme le seul traité théologico-philosophique cathare connu. Il s’agit de l’assemblage de différentes pièces issues d’un ouvrage dont Rainer Sacconi, polémiste catholique, dit qu’il comportait à l’origine « un gros volume de dix quaternions ». Il ne s’agit donc que d’une partie d’un résumé de l’ouvrage original.
Le présent document est une traduction de René Nelli publié dans le recueil « Écritures cathares » publié par les éditions du Rocher dans une édition actualisée et augmentée par Anne Brenon en 1995. Pour respecter le droit des auteurs je ne vous livrerai ni la préface, ni les notices que vous trouverez dans le livre. J’espère qu’en ne publiant que la traduction je ne causerai aucun tort à personne et je permettrai à tous d’accéder à cet ouvrage essentiel à la compréhension de la doctrine cathare.
Du libre arbitre – 2
Autre argument (contre le libre arbitre).
Beaucoup de gens croient que Dieu a créé ses anges bons et saints. Savait-il ou ne savait-il pas, avant qu’ils existassent, qu’ils deviendraient des démons ? S’il ne le savait pas, Dieu n’est pas parfait, puisqu’il ne connaît pas tout le futur. Mais aucun sage ne croira cela possible. Dieu savait donc, sans nul doute, avant même qu’ils fussent, que ses anges deviendraient des démons, parce que le Premier Facteur est intelligence parfaite et qu’il connaît exactement ce qui doit arriver en tant qu’il est possible qu’il arrive, comme le prouve Aristote, au Troisième Livre de la Physique[1], où il dit que toutes choses sont présentes pour le Premier Facteur. Donc, une nécessité d’être et une impossibilité de ne pas être ont déterminé les anges avant leur création. Dès lors, il a toujours été impossible, absolument, qu’ils ne devinssent pas des démons, surtout pour la sagesse de Dieu en qui tout ce qui fut, est et sera, demeure éternellement présent, comme nous venons de le dire. Par quels arguments, et de quel front, les ignorants peuvent-ils soutenir que lesdits anges auraient pu rester bons et saints éternellement, avec leur Seigneur, alors que cela avait toujours été impossible en Dieu qui connaît toutes choses avant qu’elles soient faites, comme le dit Suzanne, au livre de Daniel : « Dieu éternel, qui pénétrez ce qui est de plus caché et qui connaissez toutes choses, avant même qu’elles soient faites » (Dan., XIII, 14). Il faut en conclure, sans nul doute, que tout est créé nécessairement dans le Premier Facteur. Les choses qui existent sont celles qui ont reçu de lui l’être et la puissance d’être, et au contraire, les choses qui n’existent pas sont celles qui n’ont pas reçu l’être et qui ne peuvent, en aucune façon, accéder à l’être. Et cela ruine la théorie de ceux qui ont soutenu que les anges avaient eu à la fois le pouvoir de pécher et celui de ne pas pécher.
Mon analyse :
L’auteur rappelle le particularisme des créatures divines : l’Être. Le monde de Dieu et celui du Mal sont étanches l’un à l’autre. Donc, les anges n’ont pas pu choisir de devenir des démons, pas plus que les démons ne peuvent choisir de devenir des anges.
Le libre arbitre est inconciliable avec la création de nouvelles âmes et le Jugement dernier.
À vrai dire, la théorie susdite[2] ne saurait, à mon avis, s’accorder avec les idées de ceux qui croient qu’il n’y a qu’un seul principe principiel, et cela parce[3] qu’ils pensent que de nouvelles âmes, ou esprits, sont créés chaque jour, et que le Seigneur doit juger, sur ce qu‘ils auront fait par libre arbitre, les bons et les mauvais, les grands et les petits[4]. [Je le prouve :] Qu’ils répondent à ma question : toutes les nations seront-elles, comme ils le croient, rassemblées devant Dieu ? Si cela est vrai, il y aura là une multitude innombrable d’enfants de toutes les races, âgés de quatre ans ou de moins de quatre ans, et aussi une étonnante foule de muets, de sourds, de simples d’esprit, qui n’ont jamais été à même de faire pénitence et qui n’ont jamais reçu du Seigneur le moindre pouvoir de pratiquer la vertu, ni la moindre connaissance de ce qu’est le Bien. Comment — et pour quelle raison — le Seigneur Jésus pourra-t-il leur dire : « Venez, vous qui avez été bénis par mon Père ; possédez le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde. Car j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire, etc. » (Matth., XXV, 34-35), alors qu’ils n’auront absolument pas eu le pouvoir d’agir de la sorte, qu’ils n’auront rien fait de tel ; et qu’ainsi les paroles du Christ seraient totalement fausses, s’appliquant à eux ? Nos adversaires diront peut-être : ils seront damnés pour l’éternité. Mais je leur répondrai : cela ne se peut pas, selon votre conception même du libre arbitre. Comment, en effet, le Seigneur pourrait-il leur dire : « Allez loin de moi, maudits, au feu éternel, qui a été préparé pour le Diable et pour ses anges. Car j’ai eu faim, et vous ne m’avez pas donné à manger, etc. » (Matth., XXV, 41-42) ? Ils pourraient se défendre avec raison, en invoquant précisément le libre arbitre[5] : nous n’avons rien pu faire — diraient-ils — de ce que vous attendiez de nous, parce que vous ne nous avez donné, à aucun degré, ni la puissance de faire le bien, ni la connaissance du Bien. Et c’est ainsi que la théorie du libre arbitre est contredite par ce que pensent, par ailleurs, nos adversaires.
J’ai entendu soutenir une autre théorie épouvantable. Certains d’entre eux croient que les enfants qui meurent le jour même de leur naissance, et dont les âmes ont été — d’après eux — nouvellement créées seront condamnés à subir des supplices qui dureront éternellement, jusqu’à la fin des siècles et dont ils ne pourront jamais se libérer. C’est vraiment une chose étonnante qu’ils osent enseigner que le Christ doit venir juger les hommes sur ce qu’ils auront fait par libre arbitre, alors qu’il est manifeste — comme nous venons de le montrer — qu’il n’y a absolument pas de libre arbitre[6].
Mon analyse :
Jean de Lugio cloue le cercueil du libre arbitre avec l’argument du jugement dernier. En effet, comment Dieu pourrait-il punir les hommes s’ils commettent des fautes mais n’en ont pas la connaissance ? Cela est incohérent et place Dieu en position intenable. Il n’y a donc pas de libre arbitre.
[1] Cette théorie est bien d’« inspiration » aristotélicienne, mais elle ne figure pas, sous cette forme, au livre III de la Physique. Elle a dû être empruntée à Avencebrol (Ibn Gebirol), Fons viate, m, 57, qui dit que « toutes choses sont arrêtées (fixa) dans la science divine ».
[2] Celle du libre arbitre.
[3] Dondaine : qui ; corr. : quia.
[4] Magnos et parvos : les jeunes et les vieux ?
[5] Entendez : le libre arbitre que les autres ont reçu, mais que eux n’ont pas eu (en raison de leurs infirmités ou de leur jeune âge).
[6] Au moins pour certains d’entre eux.