Livre des deux principes
Le Liber de duobus principiis dont nous disposons est issu d’un seul manuscrit, datant de la fin du 13e siècle, trouvé dans le fonds des Conventi soppressi de la Bibliothèque nationale de Florence. Publié en 1939 par le Père Dondaine, il est considéré comme le seul traité théologico-philosophique cathare connu. Il s’agit de l’assemblage de différentes pièces issues d’un ouvrage dont Rainer Sacconi, polémiste catholique, dit qu’il comportait à l’origine « un gros volume de dix quaternions ». Il ne s’agit donc que d’une partie d’un résumé de l’ouvrage original.
Le présent document est une traduction de René Nelli publié dans le recueil « Écritures cathares » publié par les éditions du Rocher dans une édition actualisée et augmentée par Anne Brenon en 1995. Pour respecter le droit des auteurs je ne vous livrerai ni la préface, ni les notices que vous trouverez dans le livre. J’espère qu’en ne publiant que la traduction je ne causerai aucun tort à personne et je permettrai à tous d’accéder à cet ouvrage essentiel à la compréhension de la doctrine cathare.
De la création – 4
Que Dieu n’a créé ni les Ténèbres ni le Mal.
Il résulte de tout ce qui précède qu’il est absolument impossible de croire que le Seigneur vrai Dieu a créé, directement et dans le principe, les ténèbres et le mal, ni surtout qu’ils les a créés à partir du néant, comme nos adversaires le croient expressément, bien que Jean leur ait affirmé, dans la première épître : « Que Dieu est la lumière même et qu’il n’y a point en lui de ténèbres » (I Jean, I, 5), et que, par conséquent, les ténèbres ne sont point par lui. Les ténèbres doivent donc être exceptées du « terme universel[1] » qu’emploie l’Apôtre dans l’épître aux Romains : « Car tout (omnia) est de lui, tout est par lui, et tout est en lui » (Rom., XI, 36) ; exceptées également des autres termes universels employés par lui dans l’épître aux Colossiens, où il dit, en parlant du Christ : « Car toutes choses (universa) ont été créées par lui, tant celles du ciel que celles de la terre, les visibles et les invisibles ; soit les trônes, soit les dominations, soit les principautés, soit les puissances, tout (omnia) a été créé par lui et pour lui. Il est avant toutes choses, et elles subsistent toutes en lui » (Col., I, 16-17). C’est pourquoi le Christ peut dire de lui-même : « Je suis la lumière du monde. Celui qui me suit ne marche point dans les ténèbres, mais il aura la lumière de la vie » (Jean, VIII, 12). Car les ténèbres n’ont point été créées directement et principalement par notre Seigneur le vrai Dieu et son Fils, Jésus-Christ, mais indirectement et à partir d’une réalité préexistante, comme nous l’avons démontré plus haut, avec évidence, d’après les autorités scripturaires[2] (encore que, dans notre système, ces autorités invoquées puissent être interprétées d’une façon toute différente, comme on a vu que nous l’avons fait quelquefois, précédemment).
Il est donc possible — par ces trois modes de création, et en définissant, par ailleurs, le sens qui s’attache, dans les divines Écritures, à omnia (tout) et aux autres termes universels, d’expliquer correctement, dans l’esprit de notre croyance, les autorités citées plus haut, lesquelles affirment que notre Seigneur le vrai Dieu a créé et fait l’univers entier : le ciel, la terre, la mer et les choses qui s’y trouvent ; qu’il a tout fondé en le Seigneur Jésus-Christ, dans les cieux et sur la terre ; qu’enfin tout a été créé par lui, en lui, et de sa propre substance, comme on l’a vu par les nombreux passages précités.
Mon analyse :
On remarque que Jean de Lugio ne prétend pas imposer son point de vue comme une vérité universelle. Il précise bien que c’est la vérité admise dans « l’esprit de notre croyance ». On est loin de la vision catholique qui veut que ce qu’elle croit soit vérité universelle et indiscutable. L’autre point est l’idée que, dans l’univers où nous vivons, les écritures — et notamment la Genèse et le Nouveau testament — nous disent que les ténèbres préexistaient à la lumière. Donc, la création ne se fait pas dans le vide mais dans quelque chose dont on ne sait pas comment le qualifier. Cela conforte l’idée d’une intervention préalable du Mal, suivie d’une arrivée du Bien, ou tout du moins, d’une partie du Bien, comme nous l’expliquent les hypothèses cosmogoniques cathares.
[1] Notre auteur a montré qu’il y avait contradiction entre les divers témoignages de la Bible, tels que les « Romains » les comprennent. II n’est pas possible que Dieu ait créé de rien tout le Bien et tout le Mal. Donc, il faut adopter son interprétation et restreindre du même coup le sens des termes universels employés dans les Écritures. Ce développement annonce le traité suivant (De signis universalibus), qui en est la suite logique.
[2] Interprétées à la façon des catholiques.