Livre des deux principes
Le Liber de duobus principiis dont nous disposons est issu d’un seul manuscrit, datant de la fin du 13e siècle, trouvé dans le fonds des Conventi soppressi de la Bibliothèque nationale de Florence. Publié en 1939 par le Père Dondaine, il est considéré comme le seul traité théologico-philosophique cathare connu. Il s’agit de l’assemblage de différentes pièces issues d’un ouvrage dont Rainer Sacconi, polémiste catholique, dit qu’il comportait à l’origine « un gros volume de dix quaternions ». Il ne s’agit donc que d’une partie d’un résumé de l’ouvrage original.
Le présent document est une traduction de René Nelli publié dans le recueil « Écritures cathares » publié par les éditions du Rocher dans une édition actualisée et augmentée par Anne Brenon en 1995. Pour respecter le droit des auteurs je ne vous livrerai ni la préface, ni les notices que vous trouverez dans le livre. J’espère qu’en ne publiant que la traduction je ne causerai aucun tort à personne et je permettrai à tous d’accéder à cet ouvrage essentiel à la compréhension de la doctrine cathare.
Abrégé pour servir à l’instruction des ignorants – 6
Du créateur mauvais.
Il est donc assez clairement démontré, pour les gens savants, que ce créateur qui, dans le monde temporel, aurait ainsi fait massacrer, sans aucune pitié, tant d’hommes et de femmes, avec tous leurs enfants en bas âge, n’est pas le vrai Créateur. C’est surtout en ce qui concerne ces derniers que la chose paraîtrait tout à fait incroyable : comment le vrai créateur aurait-il pu, en ce monde visible, vouer sans miséricorde à la mort la plus cruelle, des petits enfants qui n’avaient pas le pouvoir de discerner droitement le bien du mal, ni le « libre arbitre » (pour parler selon la foi de nos adversaires) ? Et cela en dépit de ce que ce Seigneur a dit lui-même, par la bouche d’Ézéchiel : « Le fils ne portera point l’iniquité du père, mais l’âme qui a péché mourra elle-même » (Ézéch., XVIII, 20). Jésus-Christ, le Fils fidèle de notre Créateur, n’a certes pas enseigné à ceux qui suivent sa loi, d’exterminer complètement leurs ennemis dans ce monde temporel : tout au contraire : il leur a commandé de ne leur faire que du bien, comme il le dit lui-même dans l’évangile de saint Matthieu : « Vous avez appris qu’il a été dit : vous aimerez votre prochain, et vous haïrez votre ennemi. Et moi, je vous dis : Aimez vos ennemis » (Matth., V, 43-44). Il n’a pas dit, non plus, en ce monde visible : Poursuivez vos ennemis, comme l’a fait votre père[1], de toute antiquité, mais, au contraire : « Aimez vos ennemis et faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous persécutent et qui vous calomnient ; afin que vous soyez enfants de votre Père qui est dans le ciel » (Matth., V, 44-45) ; et le Christ voulait dire : « afin que vous soyez dans l’amour de votre Père qui est au ciel, et dont c’est là l’œuvre de miséricorde ». Car Jésus-Christ lui-même. Fils de Dieu, a appris de son Père à faire, dans ce monde présent, cette œuvre de miséricorde, comme il le dit, parlant de sa propre action, dans l’évangile de Jean : « Le Fils ne peut rien faire de lui-même, et il ne fait que ce qu’il voit faire au Père : car tout ce que le Père fait, le Fils aussi le fait comme lui » (Jean, V, 19). Donc, le Père de Jésus-Christ n’a pas pu, dans le temps et en ce monde, exterminer, aux yeux de tous, tant d’hommes et de femmes avec tous leurs petits enfants, étant donné surtout qu’il est « le Père des miséricordes, et le Dieu de toute consolation », comme le souligne l’Apôtre (II Cor., I, 3).
Mon analyse :
Jean de Lugio est révolté à l’idée que l’on puisse attribuer à Dieu la responsabilité des massacres, notamment de femmes et d’enfants, perpétrés à la demande de Iahvé. Comparé à ce que Christ nous dit du vrai Dieu, cet entité ne peut être que le diable.
Que le mauvais dieu a maudit le Christ.
Non seulement ce Seigneur et créateur mauvais a ordonné, dans le monde du temps, de commettre l’homicide, comme nous l’avons montré plus haut, selon la foi de nos adversaires, mais encore il a maudit notre Seigneur Jésus-Christ : cela est écrit dans le Deutéronome : « Lorsqu’un homme aura commis un crime digne de mort, et qu’ayant été condamné à mourir, il aura été attaché à une potence, son corps mort ne demeurera point à cette potence, mais il sera enseveli le même jour, parce que celui qui est pendu au bois est maudit de Dieu » (Deut, XXI, 22-23). L’Apôtre dit, de même, aux Galates : « C’est Jésus-Christ qui nous a rachetés de la malédiction, selon qu’il est écrit : maudit est tout homme qui est pendu au bois » (Gal., III, 13)[2]. Il résulte de tout cela que les gens instruits ne doivent pas croire du tout que le Père a ainsi maudit son fils Jésus-Christ, purement et simplement, sans aucun respect pour la victime qu’il était selon sa providence, ou plutôt, qu’il s’est maudit lui-même, s’il est vrai, comme le pensent les ignorants, que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont un seul et même être divin. Il y a donc, sans nul doute, un créateur mauvais qui est cause et principe de la malédiction portée contre Jésus-Christ, et par surcroît, cause de tout mal.
Mon analyse :
On trouve ici une notion très intéressante. C’est en obligeant les Juifs à appliquer le Loi contre l’envoyé de Dieu que Christ invalide la loi mosaïque. Non seulement il oblige à l’application de la loi, comme indiquée dans le Deutéronome XIII, 2-6[3], alors qu’il est l’envoyé de Dieu, mais en outre il les amène à pratiquer le châtiment le plus infâmant, faisant du messie que tous attendaient, brillant, glorieux et à la tête d’une immense armée céleste, un être faible, pauvre et maudit. Quelle meilleure démonstration de l’inanité de cette loi que Christ est bien venu accomplir, c’est-à-dire terminer selon le sens exact de ce mot.
Que ce dieu mauvais consent au mensonge.
On trouve encore dans les Écritures que ce même Seigneur et créateur — selon ce que pensent nos adversaires — s’accommode du mensonge, et qu’il envoie aux hommes un esprit très mauvais, un esprit de fausseté. Le mauvais esprit, l’esprit pervers, est même appelé l’esprit de ce Dieu, selon qu’il est écrit au premier livre des Rois : « Or l’esprit du Seigneur se retira de Saül, et il était agité du malin esprit, envoyé par le Seigneur » (I Reg., XVI, 14) ; et plus loin, au même livre : « Ainsi, toutes les fois que l’esprit malin du Seigneur se saisissait de Saül, David prenait sa harpe et la touchait de sa main ; et Saül en était soulagé et se trouvait mieux ; car l’esprit malin se retirait de lui » (I Reg., XVI, 23). Et il est écrit au livre des Juges : « Abimélech fut donc prince d’Israël pendant trois ans. Mais le Seigneur envoya un esprit de haine et d’aversion entre Abimélech et les habitants de Sichem » (Iudic., IX, 22-23). Mais le Seigneur notre Dieu, lui, n’a jamais envoyé que l’esprit de vérité, comme le Christ l’a déclaré dans l’Évangile (cf. : Jean, XIV, 17 et XV, 26).
Au quatrième[4] livre des Rois, le prophète Michée nous dit : « J’ai vu le Seigneur assis sur son trône, et toute l’armée du ciel qui était autour de lui à droite et à gauche ; et le Seigneur a dit : Qui séduira Achab, roi d’Israël, afin qu’il marche contre Ramoth en Galaad, et qu’il y périsse ? Et l’un dit une chose, l’autre dit une autre. Mais l’esprit malin s’avança, et, se présentant devant le Seigneur, il lui dit : C’est moi qui séduirai Achab. Le Seigneur lui dit : Et comment ? Il répondit : J’irai, et je serai un esprit menteur dans la bouche de tous ses prophètes. Le Seigneur lui dit : Vous le séduirez, et vous aurez l’avantage sur lui. Allez, et faites comme vous le dites. Maintenant donc le Seigneur a mis un esprit de mensonge en la bouche de tous vos prophètes qui sont ici, et le Seigneur a prononcé votre arrêt[5] » (III Reg., XXII, 19-23). Encore une fois, il paraît évident — selon l’interprétation même de nos adversaires — que ce dieu, Seigneur et créateur, a envoyé un très mauvais esprit et un esprit de mensonge, ce que n’aurait voulu ni pu faire, en aucune façon, le vrai Dieu.
Mon analyse :
Ce faux dieu, Iahvé, est en outre usager des pires méthodes pour aboutir à la victoire du peuple qu’il s’est asservi. Et pour un Cathare le mensonge est vraiment à l’opposé des vertus divines. En fait, les textes vétéro-testamentaires regorgent de preuves selon lesquelles le dieu des Juif, Iahvé, ne peut en aucune façon être considéré à l’égal du Dieu que Christ est venu nous révéler.
[1] Pater vester : votre Père (celui qui n’est pas dans le ciel), le Diable.
[2] Le Christ a dû être — réellement — un objet de malédiction, avant de devenir l’Instrument du salut. C’est pour cette raison que les Cathares ne vénéraient pas le « Crucifix ». Pour la même raison, aussi, que les Templiers, plus tard, cracheront sur le « Christ-mis-en-Croix » ou le fouleront aux pieds.
[3] « S’il surgit en ton sein un prophète ou un songeur de songe et qu’il te propose un signe ou un prodige, même si se réalise le signe ou le prodige qu’il t’a prédit, en disant : « Allons à la suite d’autres dieux (que tu n’as pas connus) et servons-les ! » Tu n’écouteras pas les paroles de ce prophète… Ce prophète… sera mis à mort car il a prêché la révolte contre Iahvé, votre Dieu,…
[4] En réalité : troisième,
[5] Et dominus loculus est contra te malum.