Ce texte, écrit en latin était inséré vers la fin du « Livre des deux principes », dans un manuscrit de la ville de Florence[1]. Il semble postérieur au rituel occitan de Lyon qu’il semble amplifier. À ce titre, peut-être a-t-il été écrit directement par les Cathares réfugiés en Italie.
Le présent document est une traduction de René Nelli publié dans le recueil « Écritures cathares » publié par les éditions du Rocher dans une édition actualisée et augmentée par Anne Brenon en 1995. Pour respecter le droit des auteurs je ne vous livrerai ni la préface, ni les notices que vous trouverez dans le livre. J’espère qu’en ne publiant que la traduction je ne causerai aucun tort à personne et je permettrai à tous d’accéder à cet ouvrage essentiel à la compréhension de la doctrine cathare.
Je me suis également appuyé sur le travail de Déodat Roché, publié dans l’Église romaine et les Cathares albigeois, aux éditions Cahiers d’études cathares – 1957 – Narbonne.
1. Tradition de la sainte Oraison
« Viennent ensuite les mots : Donnez-nous aujourd’hui : c’est-à-dire en ce temps de grâce ou : pendant que nous sommes dans cette vie temporelle, donnez-nous votre force (virtutem) ; afin que nous puissions accomplir la loi de votre fils Jésus-Christ[2]. »
Mon analyse :
Interprétation intéressante qui met le croyant dans une position active et non pas simplement réceptive de la grâce divine. Certes, c’est Dieu seul qui peut donner la grâce mais en réclamant les conditions de son application, le croyant participe.
« Et remettez-nous nos dettes : c’est-à-dire : ne nous imputez pas les péchés que nous avons commis dans le passé, à nous qui voulons désormais observer les commandements de votre Fils. »
Mon analyse :
Très cathare comme comportement. Il ne s’agit pas de pardon mais de remise gracieuse, c’est-à-dire d’abandon des charges. Le fait de s’engager dans une attitude chrétienne vaut remise à zéro du compteur. On n’est pas dans le Bouddhisme où l’on traîne son karma d’une vie dans l’autre.
« Comme nous les remettons à nos débiteurs : c’est-à-dire : comme nous les remettons à ceux qui nous persécutent et qui nous font du mal. »
Mon analyse :
Et bien entendu, l’abandon des griefs vaut aussi pour le croyant envers les autres.
« Et ne nous induisez pas en tentation : c’est-à-dire : ne permettez pas plus longtemps que nous soyons induits en tentation, maintenant que nous désirons suivre votre loi. Il y a en vérité, une tentation charnelle et une tentation diabolique. La tentation diabolique est celle qui procède du cœur, par suggestion du Diable, comme l’erreur, les pensées d’iniquité, la haine et autres choses semblables. La tentation charnelle est celle qui résulte de la nature humaine, comme la faim, la soif, le froid et toutes choses du même genre : nous ne pouvons pas l’éviter. C’est pourquoi l’Apôtre dit dans la première épître aux Corinthiens : « Qu’aucune tentation ne vous saisisse à moins qu’elle ne soit humaine[3]. Dieu est fidèle et il ne souffrira pas que vous soyez tentés au-delà de vos forces ; mais en permettant la tentation, il vous donnera d’en sortir, même avec avantage, en sorte que vous aurez la force de soutenir ces épreuves » (I Cor., X, 13). »
Mon analyse :
Nous voyons là une problématique dont l’auteur peine à se sortir. Comment Dieu pourrait-il induire, ou même simplement tolérer que nous soyons induits en tentation ? La réponse est autre. Dieu est omnipotent sur ce qui relève de lui, c’est-à-dire du Bien. Pour le Mal il n’a rien à lui opposer que l’éternité. En fait, c’est le Mal qui lutte contre lui-même, tout comme le scorpion qui tue la grenouille alors qu’elle est en train de le sauver, va se tuer lui-même en raison de sa nature. Dieu agit donc en nous en nous donnant la capacité à surmonter le Mal mais il ne peut empêcher le Mal d’agir car il ne le veut pas. L’auteur est ici en contradiction avec la nature de Dieu, situation dont Jean de Lugio se sortira bien mieux dans le Livre des deux principes.
« Mais délivrez-nous du mal, c’est-à-dire : du Diable, qui est le tentateur des fidèles, et de ses œuvres. »
Mon analyse :
Là encore, Dieu ne nous délivre pas du Mal. Il nous soutient dans l’épreuve et nous délivre du mauvais principe en nous accueillant en son sein.
« Car à vous appartiennent le règne — on dit que ce mot (et les suivants) se trouve dans les livres grecs[4] ou hébreux — cela revient à dire : la raison pour laquelle vous devez faire pour nous ce que nous vous demandons, c’est que nous sommes votre peuple.
Et la puissance : il faut entendre : vous avez le pouvoir de nous sauver.
Et la gloire : c’est-à-dire : à vous louange et honneur, quand vous faites cela pour votre peuple.
Dans les siècles : c’est-à-dire : dans les créatures célestes[5].
Amen signifie : sans défaillance (sine defectu[6]). »
Mon analyse :
Cette doxologie, qui ne figure pas dans les textes latins de l’époque, comme l’indique l’auteur, comporte une notion extrêmement anthropomorphique que l’auteur remplace par des considérations moins marquées. Ici le règne est remplacé par un lien de Bienveillance, la puissance et la gloire sont liées à la capacité divine d’agir pour ses créatures qui sont représentées par le mot siècle.
« C’est pourquoi (après avoir entendu ces explications et ces témoignages) vous devez comprendre, si vous voulez recevoir cette oraison, qu’il importe que vous vous repentiez de tous vos péchés et que vous pardonniez à tous les hommes. Le Christ n’a-t-il pas dit dans l’évangile (Matth., VI, 15), (Marc, XI, 30) : « Si vous ne pardonnez pas aux hommes (les fautes qu’ils auront faites), votre Père céleste ne vous pardonnera point non plus vos péchés. » ? Et il importe aussi que vous vous proposiez, en votre cœur, de retenir cette sainte oraison tout le temps de votre vie, si Dieu vous donne la grâce de la recevoir, selon la coutume de l’Église de Dieu, avec soumission et chasteté, et avec toutes les autres bonnes vertus que Dieu voudra vous donner. C’est pour cette raison que nous prions le Bon Seigneur qui a donné aux disciples de Jésus-Christ le pouvoir de recevoir cette oraison avec constance, qu’il vous donne aussi la force de la recevoir avec la même fermeté, à son honneur et pour votre salut. Parcite nobis. »
Mon analyse :
Le sermon se termine par un rappel des points essentiels liés à l’Oraison, c’est-à-dire l’éloignement du péché, qu’il soit personnel ou lié à autrui et la fermeté dans la foi et le respect de la règle.
« Alors, que l’Ordonné[7] prenne le livre des mains du croyant, et dise : « Jean (en supposant qu’il s’appelle ainsi), avez-vous la volonté de recevoir cette sainte oraison comme on vous a rappelé (qu’il fallait la recevoir), et de la retenir tout le temps de votre vie avec chasteté, véracité et humilité, et avec toutes les autres bonnes vertus que Dieu aura voulu vous donner ? » Le croyant doit répondre : « Oui, j’en ai la volonté. Priez le Père Saint qu’il me donne lui-même sa force. » L’Ordonné dira alors : « Que Dieu vous fasse la grâce de la recevoir à son honneur et pour votre salut. »
Mon analyse :
Enfin, vient la formule de transmission de la capacité à pratiquer le rituel et le répons.
Le ministère. Rôle de l’« Ordonné ».
« Alors, que l’ordonné dise au croyant : « Dites l’oraison avec moi, mot pour mot, et dites le perdonum[8] comme l’aura dit celui (qui est à côté de moi) et le croyant devra le dire comme l’aura dit celui qui est à côté de l’Ordonné[9]. Alors l’Ordonné se mettra à dire le perdonum. Ensuite il dira l’oraison comme il est d’usage : cette oraison étant achevée, ainsi que la gratia, le croyant devra dire en faisant une révérence (avec génuflexion) devant l’Ordonné : Benedicite parcite nobis, amen. Fiat nobis, Domine secundum verbum tuum. » (Bénissez-nous, pardonnez-nous, amen. Qu’il nous soit fait, Seigneur, selon ta parole !) L’Ordonné doit dire alors : Pater et filius et spiritus sanctus dimittat vobis omnia peccata vestra. (Que le Père, le Fils et le Saint-Esprit aient pitié de tous vos péchés) et le croyant se lèvera. L’Ordonné lui dira : « Par Dieu, par nous, par l’Église, par son Ordre saint, ses préceptes et ses disciples saints, ayez le pouvoir de dire cette oraison avant de manger ou de boire, de jour ou de nuit, seul ou en compagnie d’autres personnes, comme c’est la coutume dans l’Église de Jésus-Christ. Vous ne devez ni manger ni boire sans avoir dit cette prière. S’il vous arrive d’y manquer — ce que vous ferez savoir à l’Ordonné de l’Église, aussitôt que vous le pourrez —, vous en subirez la pénitence qu’il voudra vous donner. Que le Seigneur vrai Dieu vous donne la grâce de l’observer (la pratique de l’oraison) à son honneur et pour votre salut. » Le croyant fera alors trois révérences en disant : Benedicite, Benedicite, Benedicite, parcite nobis. Dominus deus tribuat vobis bonam mercedem de illo bono quod fecistis mihi amore dei. (Que le Seigneur Dieu vous donne bonne récompense de ce bien que vous m’avez fait pour l’amour de Dieu !)
Alors, si le croyant ne doit pas être consolé (ce jour-là), il convient qu’il reçoive le service[10] et qu’il aille « faire la paix[11] ».
Mon analyse :
Enfin, l’auteur décrit le déroulement de la passation du rituel entre l’ordonné et son second et le croyant. À l’époque, le latin était la langue officielle, tant de l’Église que de la vie officielle ; il est donc normal qu’il soit employé dans les formules. Maintenant que c’est le français, il est cohérent que ce soit en français qu’elles soient prononcées. On voit à la fin que la remise de la tradition de l’Oraison dominicale ne s’accompagne pas toujours d’une Consolation. Il semble bien que seuls les malades, les femmes et les hommes n’étant pas appelés à devenir des prédicateurs étaient consolés dès la fin de leur première année de noviciat. Les autres poursuivaient leur formation et recevaient une Consolation finale à son terme.
[1] Traduit et édité pour partie (ouvrage incomplet) par le P. Dondaine dans : Un traité néo-manichéen du XIIIe siècle. Le Liber de duobus principiis, suivi d’un fragment du rituel cathare – Istituto storico domenicano. S. Sabina. Roma 1939.
[2] Sur cette terre les « âmes » sont soumises au temps, qui s’oppose à l’Éternité et qui est du Démon (l’être toujours changeant). Elles ne peuvent opérer leur salut d’elles-mêmes, par liberté ; elles ne peuvent que « demander » la grâce, et que Dieu combatte en elles le Mal. La vie temporelle est donc exactement le temps de la Grâce.
Ces quelques lignes — auxquelles on ne saurait refuser la « profondeur » philosophique — figuraient plus haut, dans le manuscrit, et y ont été rayées (voir note 3, page 228), sans doute pour faire place au long développement sur le Pain supersubstantiel.
[3] Le catholicisme romain interprète un peu différemment ce passage : « Vous n’avez eu encore que des tentations humaines (et ordinaires). »
[4] « Les derniers mots : Quoniam tuum est regnum et virtus et gloria in saecula appartiennent au texte grec… Les Latins eux-mêmes n’ignoraient pas ce texte » (A. Dondaine, op. cit., p. 48). Les Cathares suivaient la tradition grecque sur ce point, notre auteur commente la formule « grecque », alors que son exemplaire de l’évangile de saint Matthieu ne contenait pas — sa remarque le prouve — les mots en question.
[5] « Secula traduit le terme du texte grec : Aiônas. Il ne s’agit pas ici du temps terrestre, mais des siècles dans le sens d’éons, sphères spirituelles des hiérarchies célestes : anges, archanges, principes… comme pour les gnostiques et les manichéens » (D. Roche, op. cit., p. 189).
[6] Amen : ainsi soit-il. Notre auteur interprète ce mot comme signifiant : sans défaillance, sans changement ni diminution : il évoque pour lui la Plénitude de l’Éternité.
[7] Celui qui a reçu l’Ordination ou la Consécration.
[8] « Perdonum paraît bien être, comme venia, une demande de grâce et de pardon » (D. Roche). « Le perdonum est la confession générale des fautes unie au melioramentum » (A. Dondaine). Il semble que le Perdonum du rituel latin corresponde au melhorier du rituel occitan.
[9] Passage corrompu : A. Dondaine le rétablit ainsi : « Et perdonum dicite sicut dixerit ille. » Et dicat sicut dixerit ille (scilicet ancianus) qui est justa ordinatum. Rappelons que dans le rituel latin l’Ordonné remplit toujours la fonction de l’ancien du rituel occitan, et l’ancien celle du « bonhomme ».
[10] Ici, pénitence liturgique.
[11] Ire ad pacem : trad. de D. Roche : « et qu’il aille en paix ».